Note (1): Cet article –paru antérieurement en Anglais dans SDQ
Magazine- est un essai et un coup d’œil panoramique sans fard pour nous
aider à braquer les projecteurs sur les artistes influents et les
créateurs d'une musique issue de la culture diversifiée d'Haïti. En
raison du manque d'espace, il est tout à fait impossible de présenter
tous les musiciens, les groupes, les orchestres et toutes les autres
formations musicales qui ont contribué au riche paysage musical d'Haïti.
Note (2) : Dans le cadre de la commémoration du Soixante Cinquième
anniversaire de la fondation de l’orchestre de Nemours Jean-Baptiste (26
juillet 1955) qui inventa plus tard –avec l’assistance des frères
Duroseau (Kreudzer et Richard)- le rythme et le genre Compas Direct ®
(1), nous avions élargi la section dédiée à ce géant de la musique
haïtienne. JJP-
« Il y a konpa ; il y a kompa ; il y a le Konpa Manba de Coupé Cloué et il y a le Compas Direct de Nemours Jean-Baptiste »
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L'un des traits les plus endurants de la musique haïtienne est son
éclectisme. Sa pléthore de rythmes syncopés et les expressions
artistiques vivantes des musiciens haïtiens l'ont rendu unique. Bien que
principalement d'origine africaine, la musique haïtienne est le produit
d'une confluence de nombreuses cultures, y compris celles d'Europe, les
Arawaks et les Tainos, les premiers habitants de l'île abusés
et décimés par les Espagnols amenés par Christophe Colomb en 1492.
Même avant la création d'Haïti, en 1804, à cause de ses soubassements
africains, les tambours, la danse et les chansons populaires étaient au
centre de la pratique de la religion vaudou, coexistant avec le
catholicisme, syncrétisme quasi parfait qui redéfinit le terme. Cette
fusion était nécessaire, car les esclaves, voulant éviter la persécution
de leurs maîtres, dont la plupart des pratiquants de l'église
catholique, dissimulaient leur culte des divinités africaines derrière
les noms et les images des saints catholiques. La scène n'était pas
différente à Cuba (Santeria / Yoruba), au Brésil (Candomblé / Yoruba) et
à Trinité-et-Tobago (Orisha / Yoruba), en Jamaïque (Kumina / Kongo)
etc.
L’un des styles liminaires de musique folklorique les plus répandus qui
auraient dominé la plupart des activités sociales dans tout le pays est
connu sous le nom de Grenn Siwèl, (La Cirouelle est un fruit de 3 à 4
cm de long, réputé pour son âcreté). Grenn Siwèl est également appelé en
Haiti Twoubadou (troubadour). Originaire du début du Moyen Age en
Europe où il était exprimé par une prestation solo basée sur la poésie
lyrique, le genre Twoubadou a pris une forme différente en Haïti avec
les musiciens utilisant banjos, tambours, voix, maracas et manuba (une
boîte en bois avec trois fins ressorts métalliques servant de
contrebasse).
Ce genre de musique, qui n'a jamais disparu d'Haïti, a connu, dans
les années 40 et 50, un essor considérable avec Dòdòphe Legros (1),
Anilus Cadet, Trio D'or (qui deviendra Trio des Jeunes et plus tard Jazz
des Jeunes), suivi par Ti Paris, Trio Select (qui deviendra plus tard
la Coupé Cloué avec son rythme Konpa Manba), Etoile du Soir (60-70),
Rodrigue Milien et Toto Necessité, Ricardo-Ti Plume-Frank (70s.) et bien
d'autres encore. Le genre Twoubadou a connu une renaissance vers la
dernière décennie du siècle dernier avec de nombreux musiciens urbains
–dont les plus connus, Fabrice Rouzier et Kéké Belizaire, deux
excellents musiciens- utilisant des instruments synthétiques et
produisant un grand nombre d'enregistrements numériques.
Une autre forme de musique est celle qui émane du Rara. La pratique
du Rara vient originellement des paysans qui musardent dans la campagne
et les zones urbaines entre la période du Carnaval et la Pâques. Le
"Maître Rara", habituellement un prêtre Vodou, dirige le spectacle. Les
rythmes tirent directement de leur religion, le Vodou. Leurs instruments
principaux sont des cornes de zinc, des tubes de bambou de différentes
tailles dans lequel le joueur souffle et, en même temps, il le tape
dessus avec une baguette pour agrémenter -tout en subdivisant- les
combinaisons rythmiques. Des chœurs et des solistes dénonçant des
politiciens locaux, régionaux et même nationaux et leurs politiques
adverses (perçues), sont ajoutés pour créer ces polyphonies
auto-indulgentes dans une atmosphère remplie de l'arôme de Kleren
(liqueur de canne). C'est peut-être l'origine de cette interaction
complexe de la musique et de la politique qui affecte la vie quotidienne
des Haïtiens.
Rara est le visage officiel des sociétés secrètes de Vodou. Pas trop différent des Rosicruciens et des Maçons.
Les Connexions Cubaines et Européennes
Pendant les années 40 et 50, le style Grenn Siwèl/ Twoubadou a été
fortement influencé par les Cubains (comme Trio Matamoros -1925-, Nico
Saquito et su Conjunto de Oriente et autres) quand les Haïtiens,
revenant de travailler dans le secteur agricole à Cuba, ont rapporté des
mélodies et nouvelles formes d'arrangements musicaux. Il y avait,
cependant, une réciprocité en ce sens, une forme d’échanges culturels
car, de leur côté, les Haïtiens exportaient beaucoup de rythmes à leurs
voisins. Un exemple est le Danzon de Cuba, basé sur la Meringue Lente
d'Haïti. Développée au milieu du 19ème siècle par des musiciens tels
Oxilius Jeanty, père du compositeur et chef d'orchestre haïtien Occide
Jeanty -nous le découvrirons plus loin dans cet article-, la Meringue
Lente haïtienne revendique son origine de l'Europe où elle a été reconnu
comme étant le prédécesseur de la "habanera", aussi connu sous le nom
de danse créole (danza criolla).
Mais, si la musique folklorique basée sur le vodou a dominé la
musique haïtienne, en particulier dans les communautés rurales, depuis
sa naissance, il y a eu beaucoup d'autres genres, allant du classique au
populaire, qui ont façonné le panorama musical haïtien.
Les Premiers Maîtres Haïtiens
Au seuil du 19ème siècle, Occide Jeanty, musicien formé au
Conservatoire de Musique de Paris, devint une grande figure de la
musique haïtienne en tant que compositeur de nombreuses marches
classiques qui restent sans équivalent dans le genre dans la région.
L’une des plus célèbres est "Les Vautours du 6 décembre", pièce
patriotique composée pour protester contre un affront allemand à Haïti
(Affaire Luders). Son "1804", écrit en hommage à l'indépendance d'Haïti,
rivalise facilement avec certaines des œuvres de son contemporain (il
est né en 1860), l'Américain John Philip Sousa (1854-1032), surnommé le
"Roi des Marches". Jeanty, qui a acquis la réputation d'un coureur de
jupons pendant qu’il étudiait à Paris, avait, cependant, un sens profond
du gouffre existant parmi les classes en Haïti. Sa composition "Coq,
Poules et Poussins" témoigne de son engagement à utiliser sa musique
pour exprimer ces disparités.
Occide Jeanty était, indubitablement, l'ancêtre le plus connu de la musique haïtienne écrite.
Un autre pianiste et compositeur célèbre est Justin Elie. Né en 1883,
Elie voyagea en France en 1895. Quelques années plus tard, il entra au
Conservatoire de Musique de Paris. Après avoir obtenu son diplôme, il
est retourné en Haïti en 1905 et a commencé à jouer aux côtés d'un autre
pianiste / clarinettiste / compositeur haïtien exceptionnel appelé
Ludovic Lamothe. Bien que leur carrières respectives aient suivi des
voies parallèles, Elie s’est plus tard bâti une renommée internationale
aux États-Unis entre 1921 et 1931. A New York, profitant de son
excellente réputation d’arrangeur et de chef d’orchestre, il donna un
grand nombre de prestations à la radio et sur les scènes américaines
dont la prestigieuse Carnegie Hall. Justin Elie a composé de la musique
pour toute une série de scores films muets. En 1925, Ray Hart, chef
d'orchestre du Rialto Orchestra, a utilisé l'une des pièces de Justin
Elie comme ouverture du film, Le Fantôme de l'Opéra. (1).
Justin Elie a également arrangé des œuvres d'autres compositeurs pour
des films muets. Les Studios Paramount, par exemple, ont demandé à
Elie de faire un arrangement de la Cinquième Symphonie de Tchaïkovski
(1). En 1930, Justin Elie écrit "Fantaisie Tropicale". Selon des
personnes bien informées dans l'industrie, cette composition était un
chef-d'œuvre. Malheureusement, il n'a jamais été publié en raison de sa
mort subite en décembre 1931.
Ludovic Lamothe fut un autre compositeur prolifique de la musique
classique haïtienne. Formé musicalement d'abord à Saint Louis de
Gonzague, il se rend ensuite à Paris (1910) pour compléter ses études
sur une bourse d'études.
À son retour en Haïti en 1911, il commence à travailler sur une série
de compositions pour piano. Son affinité pour Chopin lui a valu le
surnom de "The Black Chopin". Il était, cependant, plus que cela. Il a
intelligemment composé des pièces mêlant le folklore haïtien et le
classique. Il a écrit plusieurs meringues (rapides et lentes), parmi
lesquelles "Le Papillon Noir" et "La Dangereuse", une Méringue Lente
haïtienne typique avec son quintolet, forme rythmique caractéristique de
son œuvre (2).
Sa chanson la plus populaire, "Nibo" a été adaptée sur le rythme Ibo.
Composé en 1933, c'était une meringue carnavalesque exprimant ses
adieux aux troupes américaines occupant Haïti depuis 1915. La chanson a
été enregistrée plus tard en 1962 par l'Orchestre de Edner Guignard,
également connu sous le nom Orchestre El Rancho, après l'hôtel où
l’orchestre jouait toutes les fins de semaine.
Le dénominateur commun des compositions de tous ces maîtres haïtiens
est la musique vodou, dynamique et expressive, profondément enracinée,
avec ses rythmes parfaitement syncopés.
À la Recherche de l'Expression d'une Identité
1915. Comme cela a été toujours le cas dans toute l'histoire d'Haïti
(malheureusement jusqu'à ce jour), les querelles politiques et
l'ingérence étrangère ont amené au pays une arrogante occupation
militaire américaine. Il était devenu très difficile pour les musiciens
de trouver « leur voix » puisque la plupart des lieux et des avenues
étaient étroitement surveillés par des soldats, dont beaucoup étaient
des racistes du sud des Etats Unis. Reflétant le reste de la société,
les musiciens haïtiens ont commencé à chercher un moyen d'exprimer leur
ressentiment à travers leur métier. Une époque vraiment déprimante.
Comme ils l'ont fait avec le baseball, les occupants tentèrent
d’introduire en Haïti, le Jazz avec tous ses corollaires de musique de
danse de salon comme Foxtrot, Lindy Hop et Quick Step etc. La plupart
des groupes urbains, comme le Jazz Guignard de François Guignard (qui a
bénéficié du premier enregistrement en Haïti en 1932 par RCA) et
l'orchestre Max Chancy, ont essayé superficiellement ces styles
américains, mais n'ont jamais vraiment accepté que cette musique fasse
partie du paysage culturel du pays.
Alors que l'occupation américaine touche à sa fin, des jeunes
intellectuels commencent à affirmer leur identité nationale avec une
série d’activités littéraires qu'ils dénommèrent Les Griots, issu du
mouvement de la négritude. Bien que le mouvement ait été plus tard
utilisé par certains à des fins politiques, il a attiré l'attention sur
le fait que beaucoup de ces écrivains nationalistes percevaient l'Église
catholique romaine comme ayant joué un rôle préjudiciable contre le
développement d'une conscience nationale.
Peut-être qu'ils avaient raison. Comme en témoigne une série de
campagnes anti-vodou surnommées «rejeter» (ou ‘rejete’ en Créole) dans
les années 30 et 40. Durant ces violentes campagnes, les gouvernements,
avec la coopération de l'Église catholique romaine, ont institué une
pratique de destruction littérale des temples vodous et de tous les
objets associés à la religion. Évidemment, malgré les effets destructifs
de ces entreprises barbares, les résultats escomptés n’ont pas été
atteints. En fait, "rejete" a engendré juste l’inverse.
Le début des années 40 donna lieu à l'émergence du « Jazz des Jeunes
», issu du « Trio des Jeunes’ des frères Ferdinand et René Dor -avec le
chanteur Pierre Riché- qui devient quatuor, puis quintette, sextet,
septuor, conjunto et enfin un orchestre. Avec 3 trompettes, 3
saxophones, tambours, piano ou (accordéon selon la disponibilité du
piano) et chanteurs, le groupe utilisa parfois le bambou comme
compléments harmonisés à la section rythmique syncopée. L'arrangeur en
chef était le professeur Antalcidas O. Murat. Diplômé en droit et en
ethnologie, M. Murat était un fréquent visiteur des trois lieux sacrés
de la région de l'Artibonite (situés presque au centre d'Haïti)
considérés comme les Mecques de la religion Vodou et sa musique:
Souvenance, Badjo et Soukri.
Murat, originaire des Gonaïves –toujours dans l’Artibonite-, utilisa
les styles afro-cubains de Benny More et Joseito Fernandez, entre
autres, pour arranger un grand nombre de chansons qu'il avait extraites
de ces lieux tout en préservant et même renforçant leur authenticité. Le
Jazz des Jeunes a été la première formation musicale urbaine à être
connue nationalement et ailleurs pour sa pratique de la musique Racine
(Rasin). Bien que le nom fît allusion au terme Jazz, leur musique était
authentiquement issue du folklore/vodou haïtien. Le Jazz des Jeunes
s’était voulu être l'accompagnement parfait du mouvement Griots.
Fondé en août 1943, le Jazz des Jeunes resta actif jusqu'au milieu
des années soixante-dix. Cet orchestre a été le premier à introduire sur
scène une femme, l’incomparable chanteuse/pionnière Lumane Casimir,
auteure de la chanson-classique « Viv Ayiti ».
Parallèlement au Jazz des Jeunes, Haïti a bénéficié de la création du
légendaire Orchestre de Issa El Saieh (printemps 1942). Cet orchestre a
aussi mélangé la musique vodou, avec celle des big bands afro-cubains
et américains pour créer un hybride unique qui reste aujourd'hui l'un
des meilleurs dans l’histoire de la musique en Haïti. Pendant que Issa
El Saieh étudiait la musique à Berkeley College of Music aux États-Unis,
il a eu l'occasion de rencontrer quelques-uns des meilleurs musiciens
de "Bee-Bop", parmi lesquels le grand ténor Budd Johnson et le
merveilleux pianiste Dr. Billy Taylor. Ces deux sont, par la suite,
venus en Haïti pour travailler avec l'Orchestre Issa El Saieh. Ces
grands arrangeurs ont donné à Issa l'occasion de créer un canevas
harmonique beaucoup plus large que tout ce qui existait à l’époque en
Haïti.
L'influence cubaine continua, cependant, à être toujours présente
avec le pianiste / arrangeur Bebo Valdés, père du célèbre pianiste
Chucho Valdés, gagnant de plusieurs Grammy Awards. Bebo Valdes a vécu à
Pétion Ville au milieu des années 50.
Par ailleurs, l'Orchestre Issa El Saieh a servi de tremplin à un bel
assemblage d’artistes haïtiens. Parmi eux, citons: Raoul Guillaume
(saxophoniste, compositeur prolifique et chef d'orchestre), Guy
Durosier (chanteur, multi-instrumentiste, plus tard surnommé
l'ambassadeur de la musique haïtienne), Herbie Widmaier (chanteur de
renommée mondiale, compositeur) Joe Trouillot (crooner international),
Webert Sicot (exceptionnel saxophoniste, chef d'orchestre et
arrangeur), Ernst -Nono- Lamy (pianiste et chef d'orchestre de renommée
internationale) et bien d'autres.
Un afflux de formations musicales, adoptant le modèle Saieh et Jazz
des Jeunes, a éclos durant la période qui s’en suit. Certains comme Les
Gais Troubadours, Les Gais Trouvères, Jazz Scott avaient une durée de
vie courte et n'ont jamais enregistré leur musique sur vinyle. D'autres
tels l'Orchestre Citadelle, l'Orchestre Casernes Dessalines, l'Ensemble
Cabane Choucoune avec Dòdòf Legros, l'Orchestre Riviera nous ont laissé
de très bons enregistrements.
L’un de ces groupes qui se sont démarqués des autres est l'Orchestre
Septentrional. Fondé en juillet 1948, ce groupe, dirigé pendant plus de
quatre décennies par feu Ulrick Pierre Louis, a connu de nombreux
changements et reste aujourd'hui l'une des formations musicales les plus
originales, stables et productives d'Haïti. Dès le début, ils ont créé
"Boule de Feu", qui n'était pas seulement un rythme, mais aussi un style
de musique basé sur une combinaison de Saieh Orchestra et le Jazz des
Jeunes avec encore l’influence cubaine. 1963 vit l’arrivée sur la
scène l’Orchestre Tropicana d’Haïti qui dans la tradition de l’Orchestre
Septentrional créa son propre rythme « La Fusée d’Or du Nord ». Ces
deux orchestres, originaires du Nord d’Haïti, représentent aujourd’hui
le symbole de la bonne gouvernance, la discipline et de la bonne
musique. Ils sont deux institutions modèles dans l’histoire de la
musique haïtienne.
Un « One Man Show »
Tandis que ces grands ensembles musicaux s'épanouissaient à la fin des
années 40 et au début des années 50 suite au boom touristique alimenté
par la construction du Bicentenaire par le président Dumarsais Estimé en
1948-1949, un musicien s'imposa comme le premier virtuose de la guitare
classique. Son nom, Frantz Casséus.
Il est né en 1915. D'abord autodidacte, il étudie plus tard la
guitare classique européenne avec l'aide du compositeur et musicologue
Werner Jaegerhuber. Fidèle à la tradition de la Villa-Lobos brésilienne,
Frantz Casseus a composé "Haitian Suite", une extraordinaire collection
de chansons folkloriques et vodou qui ont passé l'épreuve du temps.
Il a émigré aux États-Unis au début des années 50. Quelques années
plus tard, le compositeur de "Mèsi Bon Dye" et "Nan Fon Bwa" devint le
directeur musical de Harry Belafonte. Son concert à Carnegie Hall en
1958 a attiré des critiques élogieuses. Frantz Casséus était unique en
ce sens qu'il savait utiliser un cadre de musique classique pour
interpréter la musique vodou haïtienne la plus authentique.
1957: Naissance d'un rythme populaire urbain
En 1955, Nemours Jean-Baptiste forme en compagnie de son compère, le
virtuose du saxophone Webert Sicot, le Conjunto International avec
l'aide du promoteur et propriétaire de discothèque Jean Lumarc. Le 26
juillet de la même année, à la Place Sainte Anne, Port-au-Prince,
l’orchestre donne son premier concert.
Quelques semaines plus tard, Webert Sicot laissa l’orchestre et sans
tarder, Nemours Jean Baptiste adopta le nom de la boite de nuit où
jouait tous les samedis ‘Ensemble Aux Calebasses’. D'abord basé à
Kenscoff puis, peu de temps après, le night club Aux Callebasses de Jean
Lumarc s’établira à Carrefour. Au début, les rythmes principaux que
jouaient Nemours Jean Baptiste et ses musiciens étaient fondés sur le
genre populaire Grenn Siwèl/Twoubadou. Leurs noms furent Bannann Pouyak
(exemple: Padon Caporal, 78 Seeco 7736 –Année 1957) et Grenn Moudong
(exemple: Chaise, 7’’ Seeco 7739 - Année 1957) ainsi que des Meringues
Lentes telles « Mariage Solennel » (LP Cook 1186 – Année 1958).
L’orchestre interprétait également une série de pièces originales jouées
sur des rythmes cubains tels la Guaracha et le Son Montuno (Cuba)-
A cette époque, de nombreux groupes populaires de Merengue de la
République Dominicaine, comme "Guandulito et Su Conjunto Tipico
Cibaeño", visitaient en Haïti. Nemours Jean-Baptiste était émerveillé
par la facilité avec laquelle les Haïtiens dansaient cette musique.
Selon le grand arrangeur et compositeur haïtien Michel Desgrottes, un
groupe particulier, le Conjunto Dominicano, retenait l’attention de
Nemours Jean-Baptiste. Il est de notoriété que les orchestres haïtiens
de l’époque furent affectés voire inquiétés par la popularité de ces
groupes dominicains. Nemours Jean-Baptiste, en bon stratège, décida
d’utiliser la base rythmique et la cadence de ces visiteurs qui
regorgeaient de contrats pour les soirées dansantes en Haïti.
Il propose à son tambourineur, Kwedzer Duroseau, de jouer quelque
chose dans le sens du Merengue. Le maestro avoua plus tard avoir entendu
un rythme aux mêmes accents et à la même cadence à Saut d’Eau, Ville
Bonheur, située dans le Département du Centre d’Haïti.
C'était en 1957. Le Compas Direct était né. Au fil des ans, de
nombreuses versions nous ont été rapportées sur exactement quand et
comment le nom a été accolé au rythme. Nemours, utilisait parfois dans
ses compositions le nom ‘Ensemble Compas Direct’ et ‘Ensemble Nemours
Jean-Baptiste de manière interchangeable.
C’était évident que la base de ce rythme trouva ses origines en
Haïti. Une meringue carnavalesque datée de 1954 de Dodophe Legros (https://youtu.be/z_Fq3SF7d7k)
nous ouvre une fenêtre sur la large utilisation de cette base rythmique
du tambour dans la musique vodou et celle dite siwèl (basé sur un fruit
haïtien très acide).
À partir de ce moment, la musique de danse populaire urbaine en
Haïti n'a plus été la même. Le tambour, étant principalement utilisé
dans la partie ouest de l'île, beaucoup soutiennent que tous les rythmes
joués sur l’ile émanaient d'Haïti. Logique. Néanmoins, il est
indéniable que le merengue dominicain a quand même inspiré Nemours
Jean-Baptiste pour créer le rythme qui aujourd’hui transcende la
frontière haïtienne.
Le secret de l’inventeur est l’utilisation de plusieurs éléments déjà
existants pour créer une hybride dont l’usage est utile et agréable
pour sa communauté, son pays et au-dela.
Voilà le génie de Nemours Jean-Baptiste.
Qui est Nemours Jean-Baptiste ?
Adrien Berthaud nous répond : Né à Port au Prince le 2 Février 1918
de Clément Jean Baptiste et de Lucie Labissière (Mort le 18 mai 1985),
NJB fît ses études à l'Ecole Jean Marie Guilloux. Il fut, arrière
centrale du Racing Club Haitien (troisième catégorie), puis tailleur
coiffeur et cordonnier. Il fît sa deuxième expérience musicale avec
François Guignard, son voisin, qui lui appris à manipuler le banjo et la
guitare. Des expériences acquises de François Guignard, il fonda ‘Trio
Anacaona’ avec Dodo Glaudin et avec Anilus Cadet, il performa aussi en
Trio. Très jeune, avec la guitare et le banjo, Nemours conquit les cœurs
des gens de Torbeck, de la ville des Cayes etc. Durant ces tournées,
il rencontre Destinoble Barateau dans la ville des Cayes qui l'introduit
à la clarinette, puis au saxophone. Il abandonne le banjo pour le
saxophone et fonda un petit groupe musical à la Croix Des Bouquets avec
Ti Domèque comme chanteur et André Desrouleaux, au tambour. (Le blog de
Adrien Berthaud)
Le Compas Direct est plus qu’un rythme; c’est tout aussi un genre. La
musique de Nemours, tout en s'inspirant du format « appel-réponse »
cubain et de la structure basée sur le mambo, a trouvé sa force dans la
simplicité de ses textes, harmonies, un rythme 2/4 et des orchestrations
mémorables. Facile à danser, ses mélodies courtes et répétitives
étaient essentielles à sa popularité.
En 1958, après une tournée réussie à New York, Nemours introduisit
pour la première fois dans la musique de danse haïtienne, la guitare
électrique, (Note: Dòdòphe Legros avait déjà accroché un petit
microphone sur sa guitare acoustique) suivie, deux ans plus tard, par la
basse électrique et la grande cloche et le « Floor Tom » joués par le
taciturne percussionniste André Boston qui fut le socle du contretemps
du rythme.
Cela en dit long sur quelqu'un qui n'a jamais été connu pour son sens
aigu de la musique. En 1962, avec l’arrivée de Fritz Prudent (Napoléon)
–un transfuge de l’Ensemble Latino et l’Ensemble Webert Sicot- au sein
de l’orchestre de Nemours Jean-Baptiste aux timbales et la petite
cloche, le Compas Direct a pris sa forme définitive. L’année1967 vît
l’introduction de l’orgue et le jeu de batterie de l’élégant batteur
Charles –Ti Charles- Delva. En 1968, le piano de Mozart Duroseau.
Nemours Jean-Baptiste était toujours en quête d’innovation. Il était un
musicien visionnaire et un chef d'orchestre très discipliné.
M. Jean-Baptiste était catégorique quant à l’orthographie de son
invention. A titre de preuve, de son premier disque, sur lequel le nom
était mentionné (LP Ibo – ILP-104 - Année 1960), au dernier album de
son vivant ( LP Seeco SCLP 9334 – Année 1980), il présentait son rythme
et genre sous le ‘label’ Compas Direct. (1) En 1994, ses héritiers, la
professeure Yvrose Jean-Baptiste et le Dr. Yves Jean-Baptiste et ont
légalement enregistré les noms Compas Direct ® et Nemours Jean-Baptiste ®
aux Etats Unis dans le cadre des négociations sur l’utilisation
non-autorisée d’une composition du maestro (Rythme Commercial, 1960) par
l’artiste populaire dominicain Juan Luis Guerra.
Le Compas Direct (Nemours Jean-Baptiste) et la Bossa-nova (Joao
Gilberto) sont les deux rythmes et genres connus dans l’hémisphère à
avoir un inventeur. Donc, il n’y pas de comparaison avec les autres
genres (tels Jazz, R&B, Zouk, Funk, Rock & Roll etc.) qui sont
des émanations d’efforts collectifs évolutifs.
Le Compas Direct est une culture tout comme la Bossa-nova. Il est en
même temps un genre (étiquette musicale haïtienne avec influence cubaine
et dominicaine), un style (l’écriture de Nemours Jean-Baptiste avec sa
personnalité) un rythme, une mode, ses couleurs (Rouge et Blanc), sa
danse (Danse Carré) etc.
D’où la singularité de ces deux rythmes et genres dont leurs appellations sont de noms propres et non génériques.
« Il y a konpa ; il y a kompa ; il y a le Konpa Manba de Coupé Cloué et il y a le Compas Direct de Nemours Jean-Baptiste »
À ce jour, Compas Direct est le rythme haïtien urbain dansant joué
par 80% des formations haïtiennes, en Haïti et dans sa Diaspora. Au
début des années 60, Michel Desgrottes, suivi de Raymond Sicot (frère de
Weber Sicot), Louis Lahens (ancien chanteur de Nemours Jean-Baptiste),
Felix (Féfé) Guignard et d'autres ont introduit la musique Compas Direct
en Martinique et en Guadeloupe. Aujourd’hui, chaque fois que vous
entendez la musique Zouk (de la Martinique et de la Guadeloupe), grattez
la surface et vous trouverez le Compas Direct de Nemours Jean-Baptiste.
Si nous devons faire référence aux retombées économiques du Compas
Direct ® de Nemours Jean-Baptiste, nonobstant l’absence des chiffres
crédibles vu la faiblesse organisationnelle des activités musicales
haïtiennes autour du Compas Direct tant en Haïti qu’en sa Disapora, il
est quasiment incontestable que depuis 1957 le total de la production de
ces activités soit dans les milliards de dollars.
Le Virtuose
En 1960, Weber Sicot (de l'Orchestre Issa El Saieh) qui jouait avec
Nemours Jean Baptiste au Conjunto International, fonda son propre
groupe. En utilisant la même formule de Nemours Jean-Baptiste, il jouait
le Compas Direct pendant la première année de son orchestre. En 1961,
il changea le rythme (en réalité, il n’a fait que l’aménager) et l'a
appelé Cadence Rampa. Utilisant souvent une composition sur une
signature 4/4, ses mélodies étaient un peu plus riches avec des phrases
plus longues que celles de Nemours. En alignant 4 saxophones et 3
trompettes, Sicot était, parmi les formations de danse populaire la plus
proche (surtout au niveau des saxophones) de Issa El Saieh, en termes
d'harmonie. Il a utilisé une batterie, tandis que Nemours, jusqu'en
1968, utilisait les timbales cubaines.
Un virtuose du saxophone et un arrangeur tout à fait capable, Sicot est
devenu le modèle de la prochaine génération de jeunes musiciens haïtiens
venus en 1966.
L'Aube d'une Nouvelle ère
Comme dans toute société, il arrive un moment où une génération doit
s'incliner pour faire place à toute une nouvelle. L’Année 1965 vit le
début du règne des plus jeunes musiciens avec des plus petites
formations qu'ils surnommèrent "Mini Jazz". Encore, rien n’à voir avec
le Jazz américain. Ils sont nés du rock and roll léger du début des
années 1960. Ils jouaient principalement du Compas Direct avec des
guitares et de la basse électriques, des timbales et d'autres
percussions (cloches, guiras, maracas etc.), souvent avec un saxophone.
L’un des pionniers de ces premiers petits groupes, était Ibo Combo. Ils étaient plus orientés vers le Jazz américain.
Les Shleu Shleu, en 1966, ont été un autre précurseur de tendance
Mini-Jazz. Cette nouvelle éclosion a vu la formation de plusieurs
groupes à Port-au-Prince, Pétion-Ville et les grandes villes de
provinces comme le Cap-Haïtien, Les Cayes, Jérémie, St Marc, Gonaïves,
Port de Paix etc. Au début, chaque quartier avait son Mini-Jazz
particulier. Les plus populaires furent: Shleu Shleu, Les Pachas du
Canapé Vert, Les Difficiles de Pétion Ville, Les Corvington, Les
Fantaisistes de Carrefour, Tabou Combo, Les Difficiles, Bossa Combo, Les
Frères Déjean, Les Loups Noirs, Les Diplomates, Les Ambassadeurs et
bien d'autres.
Ironiquement, comme le cercle de la vie, ils ont eux-mêmes dû
s'adapter à la fin des années 70 en ajoutant une section cuivre inspirée
de Earth, Wind and Fire et Chicago, deux des meilleurs groupes pop
américains. Au début des années 80, il y avait une renaissance de la
musique traditionnelle basée sur le Vodou (Racines –Rasin-, était la
nouvelle étiquette). Parmi les meilleurs, étaient : Sa, Boukman
Eksperyans, Boukan Ginen, Foula, Rara Vodoule, Ram, Koudjay. Kanpech,
etc. A New York, Sakad de Levy et Ayizan de Tite Pascal (membre
fondateur de Ibo Combo), Artistes Indépendants etc.
Les Eminents de la Scène
La première partie des années 70 vit l’émergence de géants de la musique
de concert orchestré avec des sections cordes et cuivre mettant en
relief et en tête de liste le très populaire Ansy Derose suivis par Léon
Dimanche et toute une pléiade d’artistes du genre. Au cours de sa
longue et fructueuse carrière, le très populaire Ansy a participé avec
succès à plusieurs festivals internationaux au Mexique, Porto Rico et en
Allemagne. Ses concerts de Noël annuels au Rex Théâtre étaient devenus
un événement national.
D’un autre côté, Guy Durosier, de l’école Issa El Saieh, considéré
comme le meilleur musicien et interprète haïtien du 20ème siècle, son
style et ses interprétations ont influencé plus qu’une génération
d’artistes Haïtiens en Haïti et ailleurs. Il a passé plus que la moitié
de sa carrière en Europe, l’Amérique Latine, le Canada et les Bahamas.
Guy et Ansy ont aussi suivi la tradition des grands concerts à Carnegie
Hall, Manhattan, établie par Justin Elie, puis Frantz Casséus. Plus
tard, ce fut le tour de Wyclef Jean et de Jean Jean-Pierre et leurs
orchestres respectifs dans ce prestigieux théâtre surnommé « La maison
de Frank Sinatra, d’Ella Fitzgerald et de Sarah Vaughn ».
Toujours et encore l’invention de Nemours Jean-Baptiste
Une résurgence des groupes de Compas Direct vit le jour dans les années
90 sont venues, mais cette fois, l'électronique devint la norme. Il a
été appelé Miami Top Vice, T-Vice, Zin, Zenglen, Papach etc. L'un des
plus populaires et peut-être le plus groovy était Sweet Micky (également
connu sous le nom de Michel Martelly).
Aujourd’hui, la scène de la musique de danse est dominée par les
Klass, Harmonik, Ti Vice Djakout, Nu Look, Kreyol La, Zafèm, etc.
Tandis que les artistes/chanteurs/chanteuses tels Beethova Obas, Emeline
Michel, Belo, Rutchelle Guillaume, Jean Jean Roosevelt, Darline
Desca, Ayiiti, Tamara Suffren, Fatima, BIC, Renette Désir, etc.
continuent la tradition des Guy Durosier, Ansy Derose, Toto Bissainthe,
Yole Derose, Martha Jean-Claude, Carole Demesmin etc.
Malgré le succès et la popularité du Compas Direct, la musique
haïtienne reste profondément enracinée dans la tradition Vodou dont son
dénominateur commun, le Kata, est quasiment utilisé par tous les
artistes haïtiens. Cette tradition est, de loin, le meilleur vecteur
d'expression de l'identité nationale.
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©2015 © 2020
Jean Jean-Pierre, l'auteur, est compositeur, musicien, journaliste
et producteur. Il a produit des acteurs de renommée internationale tels
que Danny Glover, Susan Sarandon, Ossie Davis, entre autres. JJP a
produit plusieurs spectacles et concerts à Carnegie Hall et au Lincoln
Center (New York).
Il a orchestré –et refondé 2007- une bonne partie du répertoire du
Jazz des Jeunes dont les partitions avaient disparues. Jean Jean-Pierre
est le compositeur de l'opus "Ayiti Leve Kanpe - Haiti Levantate -
Haiti Get Back Up" qui a été interprété et enregistré par l'Orchestre
Symphonique de la République Dominicaine à la suite du séisme du 12
janvier 2010.