mardi 20 juillet 2021

Musique et rythmes d’Haïti

Spécialisé dans la musique traditionnelle de son pays (notamment le vaudou), le groupe haïtien Chay Nanm nous offre une initiation à la musique, l’histoire, les rythmes, les instruments et les danses traditionnelles d’Haïti. Ce groupe inventeur du « Jazzievod » effectue des recherches constantes auprès des anciens, gardiens du folklore et de la tradition orale (moyen essentiel pour comprendre la culture haïtienne) mais aussi dans les cérémonies vaudou et en restant en contact avec les artistes et étudiants de l’art.

groupe haïtien

Les rythmes traditionnels haïtiens sont classés selon les « nanchons » (du français « nations »), qui représentent les différentes ethnies des peuples qui ont été forcés de traverser l’Atlantique afin de venir travailler comme esclave en Haïti. Par exemple, le rythme Kongo a rapport direct aux bantus du Congo, le rythme Nago se rapporte aux yorubas du sud-ouest du Nigeria. Chaque nanchon a ses loas, sa couleur et ses propres musiques et rythmes.

Dans le Vaudou haïtien on compte cent un (101) nanchons parmi lesquelles Kongo, Nago, Ibo, Petwo, Dawomey, Mayi, Parigol, Yanvalou, Djumba, Ti Joslin, Mambo, Banda. Ces rythmes ont pris des caractéristiques régionales et sont nécessaires pour les différentes cérémonies vaudou qui prennent place autour du pays toute l’année.

Dans notre premier album (Jazzievod 2009), on retrouve plusieurs de ces rythmes surtout ceux des Gonaïves. Plusieurs de nos chansons sont basées sur :

- Le rythme Dahomey des Gonaïves (P. ex #1 Wondjale, #3- Boukmann, #7- Minis Azaka).
- Le rythme Nago des Gonaïves (P. ex #9 Ave Marijo, #10 Kote moun yo et Yon Bon Jou).
- Le rythme Banda des Gonaïves (P. ex #11 Banda).
Les rythmes de Port-au-Prince sont aussi mis en valeur sur ce disque :
- le rythme Ibo de Port-au-Prince (P. ex #2 Bonswa n ap di yo).
- Le rythme Mayi de Port-au-Prince (P. ex #4 Trans).
- Le rythme Petro de Port-au-Prince (P. ex #6 Tigason K ap Pase, #13 Dessalines) On retrouve aussi un rythme de Rara pour le #5 Lovana et nos créations (#12 Jazzievod, #8 Chay Nanm Debake et l’île Gore).

Les instruments d’Haïti

Les instruments du groupe Chay Nanm sont pour la plupart, des instruments traditionnels haïtiens. Les percussions du style rada et petro restent essentielles. Par contre la créativité de notre musique demande des fusions, donc la clarinette ou la flute ainsi que d’autres instruments non traditionnels ont été rajoutés.

Les tambours traditionnels d’Haïti sont la « manman tambour » (couvert avec la peau de vache), le second tambour (variés selon le rythme), le kata (couvert à la peau de vache joué avec des baguettes), le manman à ligne (la peau est tenue par des lignes ou cordes).

Parmi les instruments traditionnels qui accompagnent la musique de Chay Nanm, on peut compter le tchatcha (ou malaka), le ogan, le lambi, (des conches). On retrouve également les instruments du Rara (les fanfares traditionnelles) comme les cornets, les bambous le base drum et le sifflet. De l’international on a emprunté le bâchâmes les castagnettes et le jembe.

Les paroles

Les paroles de Chay Nanm cherchent à faire deux choses : soit de reprendre des chansons traditionnelles haïtiennes afin de les valoriser, soit attirer l’attention les gens sur un problème social quelconque. Ça peut varier entre des cris qui veulent faire sortir nos émotions : peur, joie de vivre, frustration et désir. Dans la société haïtienne le vaudou n’est pas accepté par la totalité de la population. Ainsi jouer la musique vaudou est une lutte non seulement pour nous forger une place dans le monde musical mais aussi et surtout pour l’acceptation ou tout au moins la tolérance et le respect du vaudou dans la société haïtienne.

groupe haïtien Chay Nanm et le Jazzievod

Descriptions des Titres DE L’ALBUM JAZZIEVOD 2009

# 1- Wondjale : Base sur un rythme de Dahomey/ Gonaïves, en faite le wondjale est une variation de ce rythme. C’est un rythme pour danser, qui est chaud, c’est-à-dire rapide. Typiquement ce rythme est joué avec trois (3) tambours, « Chay Nanm » a rajoute un quatrième. Les paroles sont que des cris, ce que nous appelons des onomatopées, fait pour partager une frustration et/ou pour se mobiliser. Ce titre ne décrit pas un sujet en particulier. Mais il se peut que le maestro explique une problématique de notre société avec la présentation de la chanson.

#2- Bonswa n ap di yo : Basée sur le rythme Ibo/Port-au-Prince, pour ce titre tiré dans le répertoire folklorique haïtien Chay Nanm en a fait son propre arrangement. On peut entendre les paroles de cette chanson dans les cérémonies de vaudou pour accueillir les loas (esprit). Les paroles sont utilisées en guise de salutation. Ainsi Chay Nanm Utilise cette chanson pour saluer son public.

#3- Boukman : Base sur une variation du rythme Dahomey, le « kase dawomey » Qui se joue Boukman est une interprétation d’une musique traditionnelle qui fait partie du folklore haïtien. La chanson parle de Boukman un personnage reconnu dans l’histoire de la révolution haïtienne. Le grand prêtre vaudou qui a prophétisée la liberté des esclaves par le soulèvement lors de son serment au Bois Caïman

#4- Trans : venant du rythme Mayi, le tchatcha tient la base, alors que la mélodie de la clarinette tente d’envoyer ceux qui écoute dans une danse, qui parallèle a une trans typique d’une cérémonie vaudou.

#5- Lovana : Une fusion du rythme Rara. La chanson vient d’une musique traditionnelle haïtienne, elle raconte l’histoire d’une lessivière dénommé Lovana. On doit souligner que la lessive est une activité qui permette a certaines femmes haïtiennes de faire des rentrées économiques.

#6- Tigason k ap pase : Une fusion du rythme Petro, qui se joue avec une clarinette, des cornets, et des vaquessines. Cette chanson raconte l’histoire provient du folklore haïtien. Elle montre comment selon la tradition haïtienne les jeunes qui ne suivent pas les conseils des aînés risquent de se perdre. La version Chay Nanm laisse parler les instruments.

#7- Minis Azaka : Basé sur une variation du Dahomey « le rega dawomey ». Cette chanson est utilisée pour saluer Azaka un esprit important dans le vaudou haitien, d’ailleur il est considere comme un ministre. Il faut souligner que Minis se traduit par ministre en français. La melodie est a la fois calme,legere et respectueuse digne d’un ministre.

#8- Chay Nanm Debake : Un morceau très rythme avec beaucoup d’énergie. Il a été inventé par les membres de Chay Nanm pour représenter le nanm1 du groupe. Dans cette musique Chay Nanm fait jouer tous ses percussions, sauf la clarinette.

#9- Ave Marijo : c’est une fusion du rythme Nago/Gonaïves, les paroles viennent d’une chanson traditionnelle de la société haïtienne. Elles montrent l’attachement d’un enfant a sa mère malgré les difficultés qu’il rencontre chez elle.

#10- Kote moun yo : Une fusion du rythme Nago/Gonaïves, Chanson traditionnelle souvent les gens qui disent du mal de nous, ne nous arrivent pas à la cheville.

#11- Banda : Une fusion du rythme banda/Gonaïves, le banda dans le vaudou haïtien traduit une harmonie existant entre la mort et la vie. Percussion (Tambours, Bambours, cornet, clarinette).

#12- Jazzievod : Une création Chay Nanm pour présenter leur nouveau style de musique, joué avec tous les instruments du groupe y compris la flute, clarinette. Morceau typique de notre style.

#13-Dessalines : Une fusion des rythmes Petro et Rara. C’est une chanson qui rend hommage a Jean Jacques Dessalines l’un héro de la révolution haïtienne. Chant traditionnel les paroles présentent Dessalines comme un vent qui emmène dans sa course les nouvelles à « Agwe » le dieu de la mer (nouvelle de liberté).

Yon bon jou (ce morceau n’est pas inclus sur le disque) : IL reprend le rythme pur du Nago/ Gonaïves. Le texte a été inspire par Chay Nanm et exprime l’espoir et la liberté.

L’île Goré (ce morceau n’est pas inclus sur le disque) : Une création Chay Nanm, avec seulement le tchatcha et la voix. Une belle ballade qui rappelle les conditions inhumaines de la traversée de l’île Goré aux colonies.

 

La musique haïtienne : grande Histoire et petits dieux

 Ni fusion ni métissage : pour Emmanuelle Honorin la musique haïtienne est plutôt une  » juxtaposition des formes, amalgamées par le temps « .

En Haïti, j’ai cherché de la musique, et j’y ai trouvé de l’histoire. Je m’y suis dit que plus qu’ailleurs, les artistes étaient des passeurs, des passeurs d’histoire, enchaînés peut-être. Enchaînés à un épisode fondateur qui vit dans ma tête comme un gigantesque opéra végétal : je veux parler de cette nuit du 14 août 1791, où les tambours ont changé le cours du destin de l’île qui deviendra la première république noire au monde. Cette nuit où les Dieux de la Foudre et les sociétés secrètes, les tambours des marrons, guidés par Boukman, l’esclave jamaïcain d’origine mandingue, ont retenti de toutes les grottes, convergeant vers la clairière du Bois Caïman, le lieu du pacte. Les rythmes congos et petro des tambourineurs ont fédéré en un orage, cent une – dit-on – nations africaines, qui ne parlaient pourtant pas la même langue, vers une révolution qui reste une des plus méconnues de l’histoire.


De musique, avec ce je-ne-sais-quoi d’à la fois circulaire et immobile, il ne me reste qu’hallucinations rythmiques, fifres échappés des mornes, et, des Dieux, très présents, qui dialoguent, font des caprices, protègent ou jouent la comédie.


La musique que j’ai vécue en Haïti est une rencontre entre la grande histoire et celle de ces petits dieux familiaux venus d’Afrique, de ces forces invisibles domestiques qui possèdent les adeptes  » afin de laisser le grand Dieu tranquille  » comme l’avait confié le commandeur, Amazon Welganst, secrétaire général, chef d’  » escadron  » et prêtre vaudou, dans l’une de ces maisons abritant hommes et génies intercesseurs,  » péristyle  » dans le Sud du pays.


Quand je repense aux voyages effectués à partir des années 97–98, pour ce vaste collectage sonore que nous avions appelé, avec Charles Najman,  » fond des nègres /fond des blancs  » (1), je me dis que nous avons vécu un phénomène surréaliste, comme un voyage sidéral, sidérant, rendu d’autant plus spectaculaire au regard du collectage dans les îles voisines si proches et si lointaines qui auraient surdimensionné une complexité musicale. Je pense à Cuba, évidemment. Cette force de l’histoire en son, elle passe à mon sens par la sève, le sang des paysans dans ce pays où comme ailleurs, mais en pire, l’arrogance citadine a occulté l’être rural qui pourtant constitue plus de 70 % de la population. Ce fut l’occasion de rencontres de personnages extraordinaires, de créateurs d’histoires, biographes et conteurs, musicologues détournés à jamais du CNRS. Ce fut une série de voyages à la crête des apports nègres et européens, comme une sorte de greffe d’une France figée fin 17ème-18 ème, sur une Afrique recrée, idéalisée, rêvée. Un voyage au-delà des commémorations, au sein de la « guinin » paysanne, une Afrique mythique, reconstituée, peuplée de dieux « libérateurs de l’esclavage » et de sensuels  » plaît-il ? « , qui a su mêler avec humour et allégresse menuets et contredanses aux cérémonies vaudoues.
Ici plus qu’ailleurs, j’ai considéré la complexité musicale, non pas comme une fusion, encore moins comme un métissage, mais comme une juxtaposition de formes, amalgamées par le temps. Je peux en donner quelques images à travers des situations concrètes. Certaines parmi d’autres, puisque que nous n’avons pas cessé d’aller de surprises en surprises. L’exemple dont je parle ici se situe dans le sud du pays, mais j’aurais aussi pu choisir Jacmel, avec l’accueillant temple vaudou de Mme Nerval, ainsi qu’à quelques mètres de là, la maison de son mari accordéoniste, où encore celle de Donais Forestal, un  » commandeur  » des Hauts de Miragoane.


Génie blanc


7e Section rurale des Cayes. Nous sommes dans une région montagneuse du sud du pays. Petite cour en terre battue. Asson, un jovial septuagénaire s’approche avec un instrument qu’un « Blanc » a donné à son grand-père. Il est un des derniers violonistes de la région. C’est la fierté du groupe (un collectif qui s’appelle Premye Nimewo), car ailleurs, le « violon » est un tambourin frotté avec le pouce qui bourdonne comme un rugissement modulé.« Erzili Freda Dahomey, tu es la plus belle… » Amazon lance une ode à la déesse de l’amour, qu’il imbrique avec les « Coiffez-vous » et « Allez saluer les dames » d’une danse galante. Dans cette région où certaines cérémonies vaudoues sont nommées Bal Loa (« Bal des esprits »), ou « loa blanc », les danses de cour appellent quelquefois la déesse Erzulie. Venue du Dahomey, elle a aimé « les Blancs ». Elle est une belle mulâtresse créole, exigeante, qui apprécie aussi la langue de Voltaire.


Asson entame une mélodie répétitive en maintenant son violon tête en bas. Les « Reines », les vieilles mères et tantes – qui sortent d’on ne sait où – initient une danse maniérée en attrapant le bas de leur robe à fleurs. Deux couples esquissent des figures codées avec des entrechats. Il s’agit d’un de ces « menuets »,« menwat » créole, qui a subi, suivant l’expression de l’historien haïtien Jean Fouchard, « l’irrévérence d’improvisation qui aurait détonné à la Cour de Versailles ». L’ensemble interprète ensuite une série d’airs de danses allant des annonces (rythmes dérivés d’un répertoire militaire), aux Laserenal (« sérénades ») puis des danses plus récentes mais en parties oubliées aujourd’hui : la chaîne (anglaise) et la polka, les quadrilles et valses, les visites, les lanciers… C’est qu’on danse dans cette maison. Un musicien d’un autre morne, Zéphirin Cupidon, nous avait affirmé que chez lui « on fait aussi Scottish et Blues, c’est-à-dire des contredanses un peu plus tristes et plus lentes… ».

 
Les danses européennes se sont métamorphosées sur les plantations au contact des chants à répons des traditions africaines et des danses de fécondité bantoues, les calendas et les chicas (nommées aussi menuet-congo), en bref des « impudiques gymnastiques des nègres » comme le note, Moreau de Saint Mery, le premier ethnographe colonial. Elles ont été transmises principalement par l’intermédiaire des « nègres à talents », esclaves auxquels le maître enseignait des spécialités, qui pouvaient être « bon violon » ou « donner du cor« . Ils finissaient par jouer « de la belle manière » lors des récréations hebdomadaires, soupapes à la rébellion. Ce sont eux aussi qui, à Cuba, ont donné naissance à la tumba francese, en fuyant dans l’Oriente avec leur maître à l’approche de la révolution haïtienne dès 1792-93. Ainsi métamorphosée, la contredanse a survécu à la période révolutionnaire et ses héritiers continuent à animer les « bal loa », ou les « bambôches » plus profanes. Cette histoire, j’aurais aimé l’inverser. J’ai rêvé de ramener ce que les esclaves ont trouvé chez ceux qui l’ont perdu : en d’autres termes d’apporter la contredanse haïtienne dans les campagnes françaises. Une manière de renverser les perspectives de  » la route de l’esclave  » puisque les dépositaires de l’influence coloniale française sont aujourd’hui les paysans d’Haïti. Si les Blancs ont créé la contredanse, les esclaves se la sont appropriée. Aujourd’hui, les danses de cour ne se dansent pas à Versailles mais dans le monde rural haïtien.


Retour dans les montagnes du Sud


Un champ de vétiver s’étire à perte de vue. On entend l’écho décalé des musiciens de la société Premye Nimewo qui se hèlent à coup de trompes de lambis. Ils se nomment ko music, référence au protocole militaire « corps de musique » pour certains ou, à l’anglais « court music » pour d’autres. Nul ne sait précisément. Chacun est son propre historien ici où peu de professionnels d' »la vil » s’aventurent.
Ces musiciens-paysans en tout cas ont gardé les références aux structures et aux anciens grades militaires : ils s’appellent « colonel », « major », ont aussi leur « porteur de bannières » et leur « tambour de basque » pour les défilés populaires…


Un à un, ils s’assemblent autour du poteau-mitan, centre symbolique de l’espace sacré du vaudou. C’est la fin de la journée, l’eskwad est terminé. Chacun rentre du travail, flûte ou « fer » (version locale de la clave cubaine), « vaccine » (trompe en bambou), ou tambour, à la main. Cet « escadron », mode de travail communautaire, qui résulte de la parcellisation des lopins de terre – unique gage de survie et d’indépendance – n’a pas de sens sans son accompagnement musical. En forme d’un  » cumbite « , les musiciens sillonnent les champs et donnent courage aux travailleurs, qui leur répondent à l’unisson.


Rara

 
Entre Carnaval et Carême, comme toutes les petites sociétés, qui vivent au rythme du calendrier agraire (et catholique), les musiciens de Premye Nimewo font des sorties publiques. Avec les mêmes instruments, ils défilent lors des « rara », formes cousines des congas de carnaval à Cuba – qui là-bas, à quelque 60 km de l’autre côté de la mer des Caraïbes, sont jouées avec des cornets de Chine (apportés par les Chinois, qui ont été une main d’œuvre tardive de remplacement sur les plantations) et des instruments plus lustrés. Les bandes descendent des mornes, avec les figures parodiques de l’histoire, leurs reines, leurs porte-étendards, leurs « major-joncs » qui font tournoyer des bâtons étincelants ou donnent des coups de « fouet-zombis » en proférant des grivoiseries. Le rythme entêtant et hallucinatoire des vaccines est un lent crescendo qui envahit les routes. Les trompes soufflées, discontinues, alternent avec les blagues et les dialogues chantés. La foule grossit à chaque carrefour et déferle bientôt en un torrent baroque et impudique. Les pieds foulent le sol, jusqu’en une figure-vertige de la mémoire nommée « chargeopié », pure parodie de l’esclavagisme où des danseurs avancent – des kilomètres durant – comme enchaînés par les talons. Puis, la procession disparaît comme en songe…
Pour ceux qui dansent dans cette terre des descendants des Nègres-marrons, dans cette Guinin, protégée par Cousin Zaka, le Dieu des paysans avec sa besace molle (la « macoute ») et son chapeau, l’histoire est incarnée. La Guinin est la matrice commune aux diverses ethnies africaines, groupes principalement soudanais, dahoméens et bantous, aux coutumes et aux langues différentes, venus fournir en main d’œuvre la « perle des Antilles », le plus beau fleuron des colonies qui assurera au 18ème à lui seul, les trois quarts du commerce sucrier des ports français.


En Haïti, dans toutes ces « poussières d’îles », la créolisation a généré autant de musiques que de villages, que de maisons peut-être. Cultures orales, elles s’offrent le luxe d’échapper au fichier des musées et des conservatoires. Ici, mon pays, c’est plutôt la « cay mwen », « ma maison » et si devant sa porte Monsieur Asson décide que le « violon » est un tambourin « à peau de cabrit« , nul le saurait le contredire.


La palette est infiniment riche, et ces musiques trop peu connues, trop vite édulcorées sous des formes qui ont sciemment ou non répondu à un certain exotisme. Phénomène d’urbanisation et d’américanisation oblige. C’est un processus d’exagération et de contradiction qui mue en permanence l’univers caribéen, mais on sait bien aujourd’hui l’influence qu’ont pu avoir ces formes sur moultes expressions modernes. Car tout cela n’est pas bien loin de ce qui s’est passé fin 19ème avec les field hollers (crieurs des champs) des champs de coton, et l’avènement du blues qui s’en suivit…


Pour l’heure, je ne remercierai jamais assez tous ces paysans-musiciens qui nous ont ouvert les portes avec une jovialité sans égale. Il y a dans ces expressions brutes et urgentes, non pas un lieu de mémoire, mais bien l’affirmation d' »être ce que l’on est ». C’est aussi la quintessence de cette sensation commune à toutes musiques caribéennes, qu’elle soit nommée compas, belair, son, salsa, reggae, trova ou ragga, celle « du son de flûte qui parfois monte par clair de lune, à l’heure où les alizés retombent dans la mer, où les marrons se serraient les uns contre les autres, cependant que les esprits des morts se déployaient, menaient des rondes sans fin autour du feu, pareils à un vol de moustique qui danse dans le soir… » (2)

1. Fond-des-Nègres et Fonds-des-Blancs sont deux villages du sud haïtien séparés de quelques kilomètres. C’est à Fond-des-Nègres, haut lieu du vaudou, que vit le groupe d’un accordéoniste nommé Fragile Fatal. Fragile, comme le corps haïtien qui semble avoir perdu, avec la dictature et la misère, ses dernières défenses immunitaires et Fatal comme la souveraineté et l’irréductibilité de sa culture. Par un des accidents les plus singuliers de l’histoire haïtienne, on trouve encore à Fond-des-Blancs des descendants du régiment polonais retournés contre l’armée du beau-frère de Napoléon, venue pour tenter de rétablir l’esclavage. Fond-des-Nègres et Fond-des-Blancs résumaient la singularité de la musique rurale haïtienne : une  » France rêvée, greffée sur une Afrique idéalisée « , comme le disait Charles Najman.
2. André Schwarz-Bart, La mulâtresse solitude.
Retour sur des notes de voyage lors du collectage du disque « Fond des nègres-fonds des blancs ». Buda Music/Adès

Discographie :


-« Fond des nègres/fond des blancs », Buda Music/Adès.
– Haïti chérie/ Corason Night and Day

Emmanuelle Honorin est chargée de programmation pour plusieurs événements et productions autour des musiques du monde depuis une quinzaine d’années et photojournaliste indépendante.
Diplomée de l’Université d’ethnologie de Paris VII, elle travaille sur les chants populaires et musiques liées aux cultes de possession. Elle découvre Haïti par la réalisation d’un article photo-texte dans GEO en 95. Le disque né d’un collectage de plusieurs mois dans les campagnes haitiennes « Fond des nègres/fond des blancs, musiques paysannes d’Haïti » qu’elle a réalisé en collaboration avec Charles Najman, constitue le premier recensement de ces musiques à la diversité et à la richesse méconnues. Elle a conçu, dans le cadre du 150ème anniversaire de l’abolition de l’esclavage, le programme Le bal Loa (bal-meringue à l’accordéon et cérémonie vaudou paysanne d’Haïti, co-production Grande Halle de la Villette/ Ville de Strasbourg) et dirigé l’enregistrement du barde Ti-coca (chez Network/Harmonia Mundi) en Europe. Lauréate de la villa Médicis hors les murs 99, elle poursuit ses travaux sur le marronnage des musiques de la zone Caraïbes à travers photos, textes et son. Elle est par ailleurs co-auteur du film tourné en milieu vaudou, Les illuminations de Madame Nerval (1999) de Charles Najman.

Une brève dissection De la musique haïtienne

La musique classique haïtienne

Ce genre n’a pas beacoup d’adhérents dans notre pays. L’impact de ces musiciens est resté au sein de notre bourgeoisie qui essaie toujours de se distinguer de nos masses. De plus, leurs œuvres sont très rares. Fabre Duroseau, Ludovic Lamothe, Carmen Brouard, pour citer quelques-uns, étaient des pianistes-compositeurs Haïtiens.

Toutefois, certains d’entre eux comme Frantz Casséus, par example,  un guitariste Haïtien qui vivait à Cuba, et qui était revenu dans notre pays à un moment donné, a été internationalement acclamé. J’ai même vu l’un des feuillets publicitaires de l’une de ses performances à Carnegie Hall, à New York, avec Harry Belafonte. Aujourd’hui, Amos Coulanges, guitariste Haïtien lui aussi, reçoit des trophées à travers le monde.  Mon ami, Michel Mathellier aussi bien que Marc Ribot ont eu le privilège d’avoir le feu Frantz Casséus comme professeur et ils performent aussi de temps en temps.

Je ne joue pas de la guitare classique, mais je peux vous jouer quelques mesures de la chanson Yanvalou, l’une des compositions de Frantz Casséus laquelle lui a remporté un très grand succès.

Performance.....

Nous avons commencé à enregistrer notre musique aux environs de la deuxième moitié du 20ème siècle. Cependant nous pouvons diviser notre musique populaire en deux grandes périodes – celle datant d’avant 1960 et celle d’après 1960 car son essor a continué depuis.

L’occupation de notre pays par les Etats Unis d’Amérique a rencontré une résistance beaucoup plus forte de notre paysannerie que des autres classes de notre société--résistance armée du côté des paysans et grands débats du côté de notre intelligentsia. Aussi est née la négritude exprimée dans le mouvement indigéniste Haïtien, et de grands élans d’embracer l’Afrique de nouveau comme la Mère Patrie, ont influencé non seulement notre littérature, mais aussi notre musique.

Les conflits sociaux ont toujours enflamé nos divisions internes. Je crois fermement que la scission dont l’aboutissement reflète aujourd’hui la situation chaotique de notre pays a commencé à s’aprofondir beaucoup à partir de l’occupation américaine. Au niveau de la musique, j’ai pu noter trois grandes tendances:

  1. Les masses sont restées fidèles à nos traditions – le vaudou dans les cérémonies et le siwèl anba tonnèl--la musique folklorique sous les huttes avec le troubadour – et le twoubadou dans les rues.
     
  2. Des musiciens à tendances nationalistes au sein des petits bourgeois et de l’élite qui eux aussi ont voulu préserver notre musique. Nous retrouvons : L’orchestre Issa El Saeh, le Jazz des Jeunes, l’Orchestre Septentrional du Cap pour en citer quelques-uns. Leurs chansons portent l’empreinte de nos rythmes – le congo, l’ibo, le yanvalou etc.
     
  3. Des musiciens qui sont résolus à embrasser l’acculturation. Ce courant sera si fort que l’Orchestre Issa El Saeh sera dissous, le Jazz des Jeunes suivra ce courant mais n’aura pas duré longtemps, l’Orchestre Septentrional, lui ausi, abandonnera cette tendance nationaliste ; il existe toujours mais subit aujourd’hui la forte pression du Konpa.

Ce phénomène d’acculturation qui renferme une forte notion d’influence a accentué la performance des rythmes tels que le Cha-Cha-Cha, le sòn, le Patchanga, le bolero, le mambo, le rumba, le calypso; et la diffusion  des chansons françaises et espagnoles a commencé à occuper la première place dans nos radios et ceci au détriment de notre musique.  En d’autres mots, à l’instant même dont je vous parle, la musique Haïtienne jouit de moins de quatre heures de temps par jour dans la programmation de nos stations de radio, en dépit de l’importance capitale de nous regrouper pour sauver notre pays, et redresser cette situation pénible et indigne vu la gloire de nos ancêtres.  

Mon expérience en matière de musique me permet d’attribuer la naissance de notre «mérengue» au sein de ce troisième groupe. Edner Guillard et son ensemble, l’Orchestre Citadelle, L’Ensemble aux Calebasses, pour en citer quelques-uns, ont beaucoup élaboré ce genre.

Toutefois, beaucoup d’entre nous apprécient et respectent les efforts de ces musiciens nationalistes dans leurs interprétations de la musique du terroir. Il faut noter que l’instrumentation de ces groupes musicaux a subi l’influence des Big Band américains, et leurs arrangements celle de la musique Afro-Cubaine. Ceci a permis l’introduction du «clave», percussion faite de deux baguettes de bois.

La période d’après 1960

Deux grands courants vont converger pour former notre musique populaire actuelle.

D’un côté, l’avènement au pouvoir de François Duvalier a scellé la politique comme l’une des meilleures façons pour s’enrichir en Haïti. Les enfants de ces nouveaux riches et de l’élite fréquentaient le plus souvent des écoles catholiques privées. L’éducation prônée par ces écoles maintient les préjudices sociaux et accentue le phénomène d’acculturation.

Au niveau de la musique, celle-ci faisant partie du curriculum, la renommée des artistes Français tels que Johnny Halliday, Robert Cogoi, Enrico Macias, Sylvie Vartan, Dalida, et Edith Piaf,  a inspiré ces jeunes et de nombreux groupes musicaux ont pris naissance. L’un d’entre eux s’appelait «Les Copains» et mon cousin Boulo Valcourt en  fut l’un des membres. Par ailleurs, ce dernier reste jusqu’aujourd’hui l’un de nos meilleurs artistes.

De l’autre, nous avons les enfants du peuple qui fréquentaient les lycées.
Certains de ces derniers étaient administrés aussi par des prêtres Catholiques et jésuites.  La musique faisait partie du curriculum et quelques uns de ces lycées jouaient de la fanfare.

De nouveaux rythmes ont été créés par ces jeunes: la cadence Ranmpa par Wébert Sicot, Ramponeau par L’Orchestre Septentrional et le fameux Konpa par Nemours Jean-Baptiste.

Pour une raison ou une autre, ces jeunes qui subissaient la forte influence de la musique française vont embrasser le Konpa. L’un des aspects positifs de ce dernier, demeure dans l’originalité du rythme de la guitare et l’introduction du «gong» – hitting the cowbell with a stick on a low tom.

Des groupes musicaux vont pousser comme des champignons dans la capitale et les grandes villes de Province.

Pour nombreux d’entre eux, l’instrumentation fut la suivante:

Voix – Chanteur principal et chœur
Guitare principale, et les gadgets électroniques – le Wawa, le chorus, le flanger etc.
Guitare d’accompagnement
Basse électrique
La batterie
Les tambours latins (différents des tambours utilisés dans le vodou)
Percussion – gong

Dans cette catégorie, ont figuré les Gypsies de Pétion-Ville, les Difficiles de Pétion-Ville, Les Pachas du Canapé Vert.

Les Faintaisistes de Carrefour et les Shleu-Shleu ont ajouté une cuivre:
le sax alto.

Les Frères Déjean et le Bossa Combo ont ajouté une section de cuivres – la trompette, le trombone et le sax.

Le Tabou Combo de Pétion-Ville fut le premier groupe musical Haïtien à laisser le pays. Il fut aussi le premier et le seul à atteindre le Numreo 1 du Hit Parade français et cela s’est passé en Novembre 1975.

L’Ibo Combo formé de musiciens qui vivaient à New York a pu se distinguer dans l’utilisation d’accords dissonants et dans l’interprétation des chansons de Jazz américaines et françaises, en particulier de Michel Legrand. Le groupe Zéklè a manifesté aussi cette forte influence de la musique américaine.

Avec l’arrivée de Exile One et de Gramax en Haïti, deux groupes musicaux de l’île de la Dominique, les  cuivres vont faire partie intégrante de la grande majorité des groupes musicaux Haïtiens.

Avec l’arrivée du Zouk et la popularité des groupes Martiniquais et Guadeloupéens, les équipements numériques et les touches, ces dernières, sélectives auparavant, ont été introduits. Tel est l’état actuel de l’instrumentation de la musique populaire Haïtienne.

Pendant ce temps, l’Orchestre Septentrional et l’Orchestre Tropicana d’Haïti sont devenus des «icons» de notre musique tout en jouant une musique d’antan dansée et appréciée par des jeunes de plus de35 ans.

Les succès du Roi Coupé, Coupe Cloué, comme il s’est fait appeler, ont fait danser plus que nous autres Haïtiens. Les pays francophones de l’Afrique l’ont aussi couronné Roi. De son baryton et de ses longs monologues épicés, se dégageait une sensualité qui causait pas mal de déhanchements sur les pistes de danse.

Je veux aussi noter l’orginalité de Dadou Pasquet, guitariste/chanteuur  de Magnum Band, et l’un parmi les premiers de nos artistes à graver des interprétrations du R&B sur disque – Close the door de Teddy Pendergrass au rythme du Compas. Quant à lui, Eddy Brisseaux, trompettiste/chanteur, il  nous fait goûter toujours son Rabop – fusion du Rara et du Bebop dans ses nombreuses interprétations du Jazz.

Je vais jouer pour vous «Plezi Atchoukase», l’une de mes compositions dans le genre Konpa.

Plezi Atchoukase

Plezi Atchoukase

Atchoukase, atchoukase
Nou pran plezi atchoukase
Atchoukase, atchoukase
Nou pran plezi, atchoukase
Tankou de ti konplis
N ap fè jwèt tout ti vis
Gade mwen gade w
M santi m ta devore w
Amou, amou

Atchoukase, atchoukase
Nou pran plezi atchoukase
Atchoukase, atchoukase
Nou pran plezi, atchoukase
Tankou de ti konplis
N ap fè jwèt tout ti vis
Gade mwen gade w
M santi m ta devore w
Cheri, cheri

Sèmante sou vi we
Fanm dous mwen se w
Si pasyon se peche
Mwen deja kondane
Sèmante sou vi we
Fanm dous wen se w
Si pasyon se peche
Padonen we tanpri
Cheri, cheri

Cheri, anmwe
N ap pran plezi
Atchoukase

Plaisir à tout casser

A tout casser, à tout casser
Nous nous amusons
A tout casser, à tout casser
Nous nous amusons
Comme deux complices
Décidés à tout faire
Je te regarde
Et j’ai envie de te dévorer
Amour, amour

A tout casser, à tout casser
Nous nous amusons
A tout casser, à tout casser
Nous nous amusons
Comme deux complices
Décidés à tout faire
Je te regarde
Et j’ai envie de te dévorer
Chérie, chérie

Je jure sur ma vie
Que tu es ma douce femme
Si ma passion est un péché
Je suis un condamné à coup sûr
Je jure sur ma vie
Que tu es ma douce femme
Si ma passion est un péché
Je te prie de me pardonner
Chérie, chérie

Chérie, Oh ! Oui !
Nous nous amusons
A tout casser

Je veux souligner certains aspects importants dans notre musique populaire. Tout d’abord, jusqu’au départ du Président Jean-Claude Duvalier en 1986, bien peu de textes écrits par les musiciens du Konpa traitaient de nos réalités sociopolitiques. En fait, il était coutume de dédier des chansons aux Duvalier, de célébrer leur pouvoir, et même la dictature.

On pouvait noter aussi que les citadins participaient en masses au cours des fêtes patronales de certains de nos bourgs, tels que La Plaine du Nord et Limonade, (fèt chanpèt ou les fêtes champêtres.) D’un côté, ils s’amusaient dans les bals où jouaient les groupes musicaux des villes. De l’autre, les paysans dansaient au son de leurs chansons traditionnelles. D’un côté, l’électricité était fournie par des générateurs électriques. De l’autre, la lumiére des chandelles pouvait à peine  percer la densité de l’obscurité.

Qu’elle soit définie au niveau économique ou autre, la disparité sociale existait déjà et continue à s’empirer parmi nous jusqu’à nos jours. On peut comprendre pourquoi la musique «Rasin» ou Racine va entrer sur la scène avec une vengeance féroce laquelle va entraîner le départ de Jean Claude Duvalier.

La musique «rasin»

Certes, nous ne pouvons nullement attribuer la fin de la dictature des Duvalier uniquement à la musique Rasin. Mais celle-ci a beaucoup contribué à la conscientisation politique et à la motivation des masses. Non seulement, les textes célébraient les dieux du Vodou, les invoquaient tout en les suppliant de nous secourir, de fortifier nos bras mais ils parlaient ouvertement de notre soif pour le changement.

Les premiers efforts des groupes tels que Nou la, Ayizan et Sakad dont je fus l’un des co-fondateurs, ont inspiré une nouvelle génération de musiciens Haïtiens fortement déterminés à préserver notre culture et à célébrer notre musique. Le succès spectaculaire de Boukman Eksperyans sur la scène mondiale de la musique a pu confirmer la beauté de notre  musique, et remonter le moral de nos jeunes et en Haïti et dans la diaspora. Aussi, Wyclef Jean s’est enveloppé de notre bicolore après avoir gagné un Grammy. L’histoire poursuit donc son cours.

L’instrumentation varie largement dans la musique «rasin». On retrouve les voix, les 3 tambours, la batterie, les touches, les cordes, les percussions, mais pas les cuivres. Une fidélité spéciale a été accordée aux rythmes, mais le rock and roll avec les gadgets électroniques et numériques, la musique brésilienne avec les accords, la musique Africaine avec le Soukous, vont imprégner la musique Rasin.

Comme illustration, je vais vous jouer une adaptation de «Pyè Aleman Lèmiso Batala» tout en soulignant que la différence entre la musique vodouesque et la musique Rasin réside dans l’instrumentation – pas d’instruments électriques ou électroniques, et pour mieux dire pas d’instrumentation occidentale dans la musique du vaudou.

Je vous prierai d’écouter  la façon dont je vais jouer ma guitare et les improvisations de ma voix. D’un côté, je vais reproduire les intervalles du  son du «vaksin», un instrument utilisé dans notre musique folklorique, dans le «rara» en particulier, et autour duquel gravite le concept «natif» que j’ai créé pour définir une approche plus authentique à notre musique. De l’autre, et c’est une innovation per se, je vais employer des mots dont la signification reste à désirer mais leur musicalité va puiser dans les émotions du moment tout en réflétant l’aspect dissonant et le caractère mystérieux de notre musique.

Performance.......

Pour finir avec la musique rasin, j’ajouterai qu’elle marque la modernisation de la musique Haïtienne et que le mouvement du Créole Jazz Haïtien est devenu son extension.

La musique contemporaine

Permettez-moi, je vous en prie, de relever un passage dans ma biographie lequel je crois, définit notre musique contemporaine et je note

“The blend of Haïtian music, Brazilian music, and jazz reflects Haïti’s cultural heritage – its African roots, European birthmark and American influence.”

«La fusion de la musique Haïtienne, brésilienne, et jazz reflète l’héritage culturel de mon pays – son origine africaine, sa tache européenne et sa coiffe américaine».

La musique des vedettes françaises est très appréciée par nous autres Haïtiens. Moi, personnellement, j’aimais la musique de Gilbert Bécaud et Jacques Brel plus que celle de Charles Aznavour, Michel Sardou mieux que Joe Dassin et Frédéric François, Nicole Croisille mieux que Mireille Mathieu.  Leur influence n’a pas fait long feu pour autant car de très tôt, j’ai décidé d’embrasser notre musique.

Cependant, la musique de  bon nombre de nos artistes tels que Ansy Dérose, Hérold Christophe, Jean Michel Daudier, Hugues Valbrun, Herby Widmaier, Boulo Valcourt et Emeline Michel pour ne citer que quelques-uns, reflète l’influence de la musique française.

Si la musique latine imprègne certains groupes musicaux tels que Septan et Tropicana, l’influence de celle-ci peut être aussi notée dans la musique de certains de nos artistes tels que Réginald Policar.

Je crois que l’influence de la musique brésilienne est la plus forte parmi nos musiciens contemporains, y compris moi-même, votre humble serviteur. Deux de mes compositions chantent la similarité de la musique haïtienne et brésilienne, et je tiens à noter que le vaudou et le macumba invoquent des dieux communs et les rites aussi sont semblables. Bee-thova Obas jouit d’un très grand succès dans notre pays, dans les Caraïbes et en Europe. Il fait partie de cette catégorie.

Le refoulement de bon nombre de nos jeunes de la diaspora a permis l’accentuation du phénomène d’acculturation dans notre pays. Le R&B, le hip pop et le rap ont généré un engouement particulier au sein d’une génération américanisée, et le vocabulaire anglais a amplement enrichi la langue créole.  De Rap Creole à Barikad Crew, à lire simplement les noms, nous pouvons déjà déduire la musique haïtienne et la musique américaine se sont embarquées sur une voie pleine de promesses. Espérons que ce ne sera pas fait aux dépens de la nôtre.

Léo Ferré, Jacques Brel et Geogres Brassens vont influencer deux de nos plus grands instigateurs-chanteurs: Manno et Marco. Cependant, il faut noter qu’ils ne chantent qu’en créole et que leurs satires revêtent exclusivement un caractère politique. Accompagnés de leurs guitares, leurs chansons ont beaucoup enflamé les tensions politiques des années 1980-86. Manno Charlemagne continue à faire la délectation de ses fans en s’inspirant toujours de nos déboires et de notre lutte pour le changement dans notre pays. On appelle sa musique – mizik angaje, une musique à caractère socio-politique.

Un personnage nouveau a fait son entrée sur la scène de la musique contemporaine. Il ne joue aucun instrument et ne chante pas au cours de sa performance. Pourtant, il a une audience et celle-ci danse aux sons de sa musique – c’est le DJ. Bien que les hits du Konpa constituent la majeure partie de son répertoire, les hits du Zouk et du Soukous, hits latins et dominicains, sans oublier hits américains et français galvanisent la foule. Une fois de plus, ce passage de ma biographie lequel j’ai mentionné plus haut se trouve justifié.

Je vais vous chanter maintenant l’une de mes compositions et elle s’intitule «Ayiti Brezil». Pour l'écouter cliquer ici.

Ayiti Brezil

Nanm wen Ayisyen
Tchè wen Brezilyen
Yon ti flevè Bosa
Ay! Mwen danmou pou
Afrik o, Ginen rasin mwen vre
Simidò sanba
Tonnèl o kaladja
Vodou nan lakou a
Ha ! simidò bon sanba
Zantray mwen chatouye
Fwomi nan de pye wen
Ha ! li bon sanba vre
Kaladja nan lakou a
Anye !

Ayiti
Ayiti Brezilo
Ayiti
Ayti Brezil o

Haïti Bresil

J’ai l’âme d’un Haïtien
Et le cœur d’un Brésilien
Le son du bossa
Ah ! Que je l’aime tant !
Afrique, je suis Ginen de souche
Simidò est un sanba (chanteur)
On danse sous les huttes
Pratique le vaudou dans le village
Ah ! Simidò est un bon chanteur
Je frémis au fond de mes entrailles
Je me sens les fourmis dans les jambes
Ah oui ! Il est un bon chanteur
Quelle joie dans le village !
Ah oui !

Haïti !
Haïti Brésil oh !
Haïti !
Haïti Brésil oh !

Nous passons maintenant au dernier chapitre de notre exposé:

Le mouvement du Créole Jazz et du Vaudou Jazz Haïtien

La majorité des musiciens qui ont lancé ce mouvement vivent dans la diaspora. Le festival annuel du Jazz Haïtien a commencé il ya deux ans.
L’acharnement de nos nombreux débats et discussions reflète les tensions sociales qui existent entre nous, Haïtiens, même à l’extérieur de notre pays.

Je dois vous dire que je connais bon nombre de ces musiciens et que j’ai eu aussi le privilège de jouer avec plusieurs d’entre eux. L’ambivalence des tendances a rendu très difficile un consensus  parmi nous, et je crois fermement que nous en avons grand besoin pour faciliter une entrée spectaculaire sur la scène mondiale de la musique car notre musique à beaucoup à offrir.

Voici les points que j’ai soulevés:

  1. La définition du Jazz Haïtien
    Elle n’est pas importante à leurs yeux.
     
  2. Le respect des éléments endémiques de notre musique
    Pour eux, la liberté individuelle de l’artiste doit primer quant à l’inspiration et l’innovation.
     
  3. L’étude de notre musique
    Bon nombre de ces musiciens n’ont pas grandi et ne sont nés pas dans  notre pays.  La majorité de ceux qui y ont vécu n’ont pas été exposés à notre musique.  Pour moi, par conséquent, il est clair que l’un ne peut pas innover dans un domaine qu’il ne connaît pas et dans lequel il n’a aucune maîtrise.
     
  4. L’importance de nous saisir de cette opportunité pour inspirer notre génération actuelle et les suivantes, en véhiculant la beauté de notre culure et musique avec fierté sous l’emblème de l’unité
     Le mouvement du Créole Jazz Haïtien revêt une forme élitiste et pédantesque,  que moi personnellement, je trouve tout-à-fait superflue.

Nos paysans détiennent notre âme collective. Ils ont été marginalisés pendant plus de deux cents ans. Qu’il s’agisse de Little Haïti à Miami, de Brooklyn à New York ou de Mattapan à Boston, la majorité de nos concitoyens qui vivent dans les banlieues de ces villes s’enorgueillissent du fait qu’ils ne vivent pas  parmi nos masses.

De même, nombreux de nos musiciens du Jazz arborent leur amour pour ce dernier au détriment de notre musique qu’ils trouvent brute, sans même manifester le besoin de l’apprendre et de la disséquer.

Aussi, je fais cavalier seul au sein du mouvement. Pour le définir, j’appelle ma musique «Natif». Ce mot dérive de «natifnatal» et décrit ce qui est authentiquement Haïtien. Ce concept gravite autour du «vaksin» et concrétise mes efforts de reproduire les sons de notre musique. La conception des accords porte l’emphase sur la polytonalité de celle-ci.

Je veux réitérer mon plus profond respect pour mes pairs. Comme je l’ai mentionné plus haut, je connais beaucoup d’entre eux et j’ai eu le privilège d’apprécier leurs talents dans plusieurs collaborations antérieures. Je veux espérer qu’ils comprendront un jour que leur choix ne fait qu’accentuer l’acculturation dans un moment critique de notre existence de peuple. Cette acculturation ne facilite point l’unité et elle est plutôt imposée car notre pays est en train de capituler sous le poids de l’instabilité, de la pauvreté et le manque des institutions adéquates pour assurer notre survie au niveau national.

Mozayik, Kilti Chòk, Buyu Ambroise, Bémol, Chardavoine, Jean Paul Bourelly, Makarios Césaire, Ronald Félix, Mushi Widmaier, Rigaud Simon, Ginou Oriol, Yanick Etienne, Dominique Sylvain aussi appelée Joy Shanti, pour ne citer que quelques-uns, représentent tous des examples vivants du potentiel de nos musiciens. Jean Cazé, trompettiste d’origine haïtienne vient de  gagner le second prix à la compétition de Jazz organisée par le Thelonius Monk Institute.

L’instrumentation dans le Créole Jazz et le Vaudou Jazz varie, mais la structure subit l’influence du jazz. L’improvisation demeure l’élément important. Pour moi, il s’agit de s’inspirer de notre âme collective d’abord et la faire transpirer au niveau personnel. Les techniques d’improvisation apprises ne doivent nullement primer d’autant plus que notre musique, en parlant de la musique vaudou et folklorique, gravite autour de la gamme pentatonique.

Sur cette note, Mesdames, Mesdemoiselles, et Messieurs, s’achève cet atelier. Je veux assumer que vous avez appris quelque chose de nouveau. J’espère aussi que vous pourrez vous en servir si le cas y échet.
Je resterai aux alentours pendant quelques instants. Si vous avez des questions, je serai ravi d’y répondre.

Veuillez bien écouter ma dernière chanson, titrée «Delege» ou Délégué.

Delege Mwen Ye La

Y a monte pi wo
Sou do wen y a grenpe
Rive pi devan
Pasaj mwen debleye
Li soti nan Ginen
Men li mennen byen lwen

Gason wòklò o
Sispann pale wen mal
Gason wòklò o
Sonje jan w pale m mal
Sou chimen an
Si w bouke poze
Nan chimen an
Si w poze, sonje byen

Y a monte pi wo
Sou do wen y a grenpe
Rive pi devan
Pasaj mwen debleye
Li soti nan Ginen
Men li mennen byen lwen

Gason wòklò o
Sispann pale wen mal
Gason wòklò o
Sonje jan w pale m mal
Sou chimen an
Si w bouke poze
Nan chimen an
Si w poze, sonje byen

Lafanmi o
Konmisyon
Pa chaj o, adje
Delege mwen ye
Delege mwen ye la
Konmisyon
Pa chaj o
Sa m ap peye ?
Konmisyon
Pa chaj
Si konmisyon pa chaj o
Sa m ap peye ?

Je ne suis qu’un délégué

Ils pourront gravir des échelons
Il leur faudra grimper sur mon dos
Ils pourront arriver plus loin
J’ai dejà déblayé le passage
Ce dernier commence en Guinée
Mais il conduit très loin

Garçcon têtu
Arrête de m’éclabousser
Garçon têtu
Souviens- toi de tes méfaits
Sur ce chemin
Repose-toi si tu te sens fatigué
Au cours de ce voyage
Si tu te reposes, penses-y

Ils pourront gravir des échelons
Il leur faudra grimper sur mon dos
Ils pourront arriver plus loin
J’ai dejà déblayé le passage
Ce dernier commence en Guinée
Mais il conduit très loin

Garçcon têtu
Arrête de m’éclabousser
Garçon têtu
Souviens- toi de tes méfaits
Sur ce chemin
Repose-toi si tu te sens fatigué
Au cours de ce voyage
Si tu te reposes, penses-y

Gens de ma famille
Une commission ne fait point
L’objet d’une charge
Je suis un délégué
Je ne suis qu’un délégué
Une commission ne fait point
L’objet d’une charge
Que dois-je payer ?
Une commission ne fait point
L’objet d’une charge
Si c’est vrai
N’ai-je rien à payer?

(Don’t kill the messenger!)

Merci à tous.

 

Un panorama de l'histoire de la musique haïtienne

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Note (1): Cet article –paru antérieurement en Anglais dans SDQ Magazine- est un essai et un coup d’œil panoramique sans fard pour nous aider à braquer les projecteurs sur les artistes influents et les créateurs d'une musique issue de la culture diversifiée d'Haïti. En raison du manque d'espace, il est tout à fait impossible de présenter tous les musiciens, les groupes, les orchestres et toutes les autres formations musicales qui ont contribué au riche paysage musical d'Haïti.

Note (2) : Dans le cadre de la commémoration du Soixante Cinquième anniversaire de la fondation de l’orchestre de Nemours Jean-Baptiste (26 juillet 1955) qui inventa plus tard –avec l’assistance des frères Duroseau (Kreudzer et Richard)- le rythme et le genre Compas Direct ® (1), nous avions élargi la section dédiée à ce géant de la musique haïtienne.  JJP-

« Il y a konpa ; il y a kompa ; il y a le Konpa Manba de Coupé Cloué et il y a le Compas Direct de Nemours Jean-Baptiste »

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 L'un des traits les plus endurants de la musique haïtienne est son éclectisme. Sa pléthore de rythmes syncopés et les expressions artistiques vivantes des musiciens haïtiens l'ont rendu unique. Bien que principalement d'origine africaine, la musique haïtienne est le produit d'une confluence de nombreuses cultures, y compris celles d'Europe, les Arawaks et les Tainos, les premiers habitants de l'île abusés et décimés par les Espagnols amenés par Christophe Colomb en 1492.
 

Même avant la création d'Haïti, en 1804, à cause de ses soubassements africains, les tambours, la danse et les chansons populaires étaient au centre de la pratique de la religion vaudou, coexistant avec le catholicisme, syncrétisme quasi parfait qui redéfinit le terme. Cette fusion était nécessaire, car les esclaves, voulant éviter la persécution de leurs maîtres, dont la plupart des pratiquants de l'église catholique, dissimulaient leur culte des divinités africaines derrière les noms et les images des saints catholiques. La scène n'était pas différente à Cuba (Santeria / Yoruba), au Brésil (Candomblé / Yoruba) et à Trinité-et-Tobago (Orisha / Yoruba), en Jamaïque (Kumina / Kongo) etc.


L’un des styles liminaires de musique folklorique les plus répandus  qui auraient dominé la plupart des activités sociales dans tout le pays est connu sous le nom de Grenn Siwèl, (La Cirouelle est un fruit de 3 à 4 cm de long, réputé pour son âcreté). Grenn Siwèl est également appelé en Haiti Twoubadou (troubadour). Originaire du début du Moyen Age en Europe où il était exprimé par une prestation  solo basée sur la poésie lyrique, le genre Twoubadou  a pris une forme différente en Haïti avec les musiciens utilisant banjos, tambours, voix, maracas et manuba (une boîte en bois avec trois fins ressorts métalliques servant de contrebasse).

Ce genre de musique, qui n'a jamais disparu d'Haïti, a connu, dans les années 40 et 50, un essor considérable avec Dòdòphe Legros (1), Anilus Cadet, Trio D'or (qui deviendra Trio des Jeunes et plus tard Jazz des Jeunes), suivi par Ti Paris, Trio Select (qui deviendra plus tard la Coupé Cloué  avec son rythme Konpa Manba), Etoile du Soir (60-70), Rodrigue Milien et Toto Necessité, Ricardo-Ti Plume-Frank (70s.) et bien d'autres encore.  Le genre Twoubadou a connu une renaissance vers la dernière décennie du siècle dernier avec de nombreux musiciens urbains –dont les plus connus, Fabrice Rouzier et Kéké Belizaire, deux excellents musiciens- utilisant des instruments synthétiques et produisant un grand nombre d'enregistrements numériques.
 

Une autre forme de musique est celle qui émane du Rara. La pratique du Rara vient originellement des paysans qui musardent dans la campagne et les zones urbaines entre la période du Carnaval et la Pâques. Le "Maître Rara", habituellement un prêtre Vodou, dirige le spectacle. Les rythmes tirent directement de leur religion, le Vodou. Leurs instruments principaux sont des cornes de zinc, des tubes de bambou de différentes tailles dans lequel le joueur souffle et, en même temps, il le tape dessus avec une baguette pour agrémenter -tout en subdivisant- les combinaisons rythmiques. Des chœurs et des solistes dénonçant des politiciens locaux, régionaux et même nationaux et leurs politiques adverses (perçues), sont ajoutés pour créer ces polyphonies auto-indulgentes dans une atmosphère remplie de l'arôme de Kleren (liqueur de canne). C'est peut-être l'origine de cette interaction complexe de la musique et de la politique qui affecte la vie quotidienne des Haïtiens.

Rara est le visage officiel des sociétés secrètes de Vodou. Pas trop différent des Rosicruciens et des Maçons.

Les Connexions Cubaines et Européennes

Pendant les années 40 et 50, le style Grenn Siwèl/ Twoubadou a été fortement influencé par les Cubains (comme Trio Matamoros -1925-, Nico Saquito et su Conjunto de Oriente et autres) quand les Haïtiens, revenant de travailler dans le secteur agricole à Cuba, ont rapporté des mélodies et nouvelles formes d'arrangements musicaux. Il y avait, cependant, une réciprocité en ce sens, une forme d’échanges culturels car, de leur côté, les Haïtiens exportaient beaucoup de rythmes à leurs voisins. Un exemple est le Danzon de Cuba, basé sur la Meringue Lente d'Haïti. Développée au milieu du 19ème siècle par des musiciens tels Oxilius Jeanty, père du compositeur et chef d'orchestre haïtien Occide Jeanty -nous le découvrirons plus loin dans cet article-, la Meringue Lente haïtienne revendique son origine de l'Europe où elle a été reconnu comme étant le prédécesseur de la "habanera", aussi connu sous le nom de danse créole (danza criolla).
 

Mais, si la musique folklorique basée sur le vodou a dominé la musique haïtienne, en particulier dans les communautés rurales, depuis sa naissance, il y a eu beaucoup d'autres genres, allant du classique au populaire, qui ont façonné le panorama musical haïtien.

Les Premiers Maîtres Haïtiens

Au seuil du 19ème siècle, Occide Jeanty, musicien formé au Conservatoire de Musique de Paris, devint une grande figure de la musique haïtienne en tant que compositeur de nombreuses marches classiques qui restent sans équivalent dans le genre dans la région. L’une des plus célèbres est  "Les Vautours du 6 décembre", pièce patriotique composée pour protester contre un affront allemand à Haïti (Affaire Luders). Son "1804", écrit en hommage à l'indépendance d'Haïti, rivalise facilement avec certaines des œuvres de son contemporain (il est né en 1860), l'Américain John Philip Sousa (1854-1032), surnommé le "Roi des Marches".  Jeanty, qui a acquis la réputation d'un coureur de jupons pendant qu’il étudiait à Paris, avait, cependant, un sens profond du gouffre existant parmi les classes en Haïti. Sa composition "Coq, Poules et Poussins" témoigne de son engagement à utiliser sa musique pour exprimer ces disparités. 


Occide Jeanty était, indubitablement, l'ancêtre le plus connu de la musique haïtienne écrite.
 

Un autre pianiste et compositeur célèbre est Justin Elie. Né en 1883, Elie  voyagea en France en 1895. Quelques années plus tard, il entra au Conservatoire de Musique de Paris. Après avoir obtenu son diplôme, il est retourné en Haïti en 1905 et a commencé à jouer aux côtés d'un autre pianiste / clarinettiste / compositeur haïtien exceptionnel appelé Ludovic Lamothe. Bien que leur carrières respectives aient suivi des voies parallèles, Elie s’est plus tard bâti une renommée internationale aux États-Unis entre 1921 et 1931. A New York, profitant de son excellente réputation d’arrangeur et de chef d’orchestre, il donna un grand nombre de prestations à la radio et sur les scènes  américaines dont la prestigieuse Carnegie Hall. Justin Elie a composé de la musique pour toute une série de scores films muets. En 1925, Ray Hart, chef d'orchestre du Rialto Orchestra, a utilisé l'une des pièces de Justin Elie comme ouverture du film, Le Fantôme de l'Opéra. (1).
 

Justin Elie a également arrangé des œuvres d'autres compositeurs pour des films muets.  Les Studios Paramount, par exemple, ont demandé à Elie de faire un arrangement de la Cinquième Symphonie de Tchaïkovski (1). En 1930, Justin Elie écrit "Fantaisie Tropicale". Selon des personnes bien informées dans l'industrie, cette composition était un chef-d'œuvre. Malheureusement, il n'a jamais été publié en raison de sa mort subite en décembre 1931.
 

Ludovic Lamothe fut un autre compositeur prolifique de la musique classique haïtienne. Formé musicalement d'abord à Saint Louis de Gonzague, il se rend ensuite à Paris (1910) pour compléter ses études sur une bourse d'études.

À son retour en Haïti en 1911, il commence à travailler sur une série de compositions pour piano. Son affinité pour Chopin lui a valu le surnom de "The Black Chopin". Il était, cependant, plus que cela. Il a intelligemment composé des pièces  mêlant le folklore haïtien et le classique. Il a écrit plusieurs meringues (rapides et lentes), parmi lesquelles "Le Papillon Noir" et "La Dangereuse", une Méringue Lente haïtienne typique avec son quintolet, forme rythmique caractéristique de son œuvre (2).

Sa chanson la plus populaire, "Nibo" a été adaptée sur le rythme Ibo. Composé en 1933, c'était une meringue carnavalesque exprimant ses adieux aux troupes américaines occupant Haïti depuis 1915. La chanson a été enregistrée plus tard en 1962 par l'Orchestre de Edner Guignard, également connu sous le nom Orchestre El Rancho, après l'hôtel où l’orchestre jouait toutes les fins de semaine.
 

Le dénominateur commun des compositions de tous ces maîtres haïtiens est la musique vodou, dynamique et expressive, profondément enracinée, avec ses rythmes parfaitement syncopés.

À la Recherche de l'Expression d'une Identité


1915. Comme cela a été toujours  le cas dans toute l'histoire d'Haïti (malheureusement jusqu'à ce jour), les querelles politiques et l'ingérence étrangère ont amené au pays une arrogante occupation militaire américaine. Il était devenu très difficile pour les musiciens de trouver « leur voix » puisque la plupart des lieux et des avenues étaient étroitement surveillés par des soldats, dont beaucoup étaient des racistes du sud des  Etats Unis. Reflétant le reste de la société, les musiciens haïtiens ont commencé à chercher un moyen d'exprimer leur ressentiment à travers leur métier. Une époque vraiment déprimante.
 

Comme ils l'ont fait avec le baseball, les occupants tentèrent d’introduire en Haïti, le Jazz avec tous ses corollaires de musique de danse de salon comme Foxtrot, Lindy Hop et Quick Step etc. La plupart des groupes urbains, comme le Jazz Guignard de François Guignard (qui a bénéficié du premier enregistrement en Haïti en 1932 par RCA) et l'orchestre Max Chancy, ont essayé superficiellement ces styles américains, mais n'ont jamais vraiment accepté que cette musique fasse partie du paysage culturel du pays.

Alors que l'occupation américaine touche à sa fin, des jeunes intellectuels commencent à affirmer leur identité nationale avec une série d’activités littéraires qu'ils dénommèrent Les Griots, issu du mouvement de la négritude. Bien que le mouvement ait été plus tard utilisé par certains à des fins politiques, il a attiré l'attention sur le fait que beaucoup de ces écrivains nationalistes percevaient l'Église catholique romaine comme ayant joué un rôle préjudiciable contre le développement d'une conscience nationale.
 

Peut-être qu'ils avaient raison. Comme en témoigne une série de campagnes anti-vodou surnommées «rejeter» (ou ‘rejete’ en Créole) dans les années 30 et 40. Durant ces violentes campagnes, les gouvernements, avec la coopération de l'Église catholique romaine, ont institué une pratique de destruction littérale des temples vodous et de tous les objets associés à la religion. Évidemment, malgré les effets destructifs de ces entreprises barbares, les résultats escomptés n’ont pas été atteints.  En fait, "rejete" a engendré juste l’inverse.
 

Le début des années 40 donna lieu à l'émergence du « Jazz des Jeunes », issu du « Trio des Jeunes’ des frères Ferdinand et René Dor -avec le chanteur Pierre Riché- qui devient quatuor, puis quintette, sextet, septuor, conjunto et enfin un orchestre. Avec 3 trompettes, 3 saxophones, tambours, piano ou (accordéon selon la disponibilité du piano) et chanteurs, le groupe utilisa parfois le bambou comme compléments harmonisés à la section rythmique syncopée. L'arrangeur en chef était le professeur Antalcidas O. Murat. Diplômé en droit et en ethnologie, M. Murat était un  fréquent visiteur des trois lieux sacrés de la région de l'Artibonite (situés presque au centre d'Haïti) considérés comme les Mecques de la religion Vodou et sa musique: Souvenance, Badjo et Soukri.
 

Murat, originaire des Gonaïves –toujours dans l’Artibonite-, utilisa les styles afro-cubains de Benny More et Joseito Fernandez, entre autres, pour arranger un grand nombre de chansons qu'il avait extraites de ces lieux tout en préservant et même renforçant leur authenticité. Le Jazz des Jeunes a été la première formation musicale urbaine à être connue nationalement et ailleurs pour sa pratique de la musique Racine (Rasin). Bien que le nom fît allusion au terme Jazz, leur musique était authentiquement issue du folklore/vodou haïtien. Le Jazz des Jeunes s’était voulu être l'accompagnement parfait du mouvement Griots.
 

Fondé en août 1943, le Jazz des Jeunes resta actif jusqu'au milieu des années soixante-dix. Cet orchestre a été le premier à introduire sur scène une femme, l’incomparable chanteuse/pionnière Lumane Casimir, auteure de la chanson-classique « Viv Ayiti ».
 

Parallèlement au Jazz des Jeunes, Haïti a bénéficié de la création du légendaire Orchestre de Issa El Saieh (printemps 1942). Cet orchestre a aussi mélangé la musique vodou, avec celle des big bands afro-cubains et américains pour créer un hybride unique qui reste aujourd'hui l'un des meilleurs dans l’histoire de la musique en Haïti. Pendant que Issa El Saieh étudiait la musique à Berkeley College of Music aux États-Unis, il a eu l'occasion de rencontrer quelques-uns des meilleurs musiciens de "Bee-Bop", parmi lesquels le grand ténor Budd Johnson et le merveilleux pianiste Dr. Billy Taylor.  Ces deux sont, par la suite, venus en Haïti pour travailler avec l'Orchestre Issa El Saieh. Ces grands arrangeurs ont donné à Issa l'occasion de créer un canevas harmonique beaucoup plus large que tout ce qui existait à l’époque en Haïti. 

L'influence cubaine continua, cependant, à être toujours présente avec le pianiste / arrangeur Bebo Valdés, père du célèbre pianiste Chucho Valdés, gagnant de plusieurs Grammy Awards.  Bebo Valdes a vécu à Pétion Ville au milieu des années 50.
 

Par ailleurs, l'Orchestre Issa El Saieh a servi de tremplin à un bel assemblage d’artistes haïtiens. Parmi eux, citons: Raoul Guillaume (saxophoniste, compositeur prolifique et chef d'orchestre),  Guy Durosier (chanteur, multi-instrumentiste, plus tard surnommé l'ambassadeur de la musique haïtienne), Herbie Widmaier (chanteur de renommée mondiale, compositeur) Joe Trouillot (crooner international),

Webert Sicot (exceptionnel saxophoniste, chef d'orchestre et arrangeur), Ernst -Nono- Lamy (pianiste et chef d'orchestre de renommée internationale) et bien d'autres.
 

Un afflux de formations musicales, adoptant le modèle Saieh et Jazz des Jeunes, a éclos durant la période qui s’en suit. Certains comme Les Gais Troubadours, Les Gais Trouvères, Jazz Scott avaient une durée de vie courte et n'ont jamais enregistré leur musique sur vinyle. D'autres tels l'Orchestre Citadelle, l'Orchestre Casernes Dessalines, l'Ensemble Cabane Choucoune avec Dòdòf Legros, l'Orchestre Riviera nous ont laissé de très bons enregistrements.

 L’un de ces groupes qui se sont démarqués des autres est l'Orchestre Septentrional. Fondé en juillet 1948, ce groupe, dirigé pendant plus de quatre décennies par feu Ulrick Pierre Louis, a connu de nombreux changements et reste aujourd'hui l'une des formations musicales les plus originales, stables et productives d'Haïti. Dès le début, ils ont créé "Boule de Feu", qui n'était pas seulement un rythme, mais aussi un style de musique basé sur une combinaison de Saieh Orchestra et le Jazz des Jeunes avec encore l’influence cubaine. 1963 vit l’arrivée sur la scène l’Orchestre Tropicana d’Haïti qui dans la tradition de l’Orchestre Septentrional créa son propre rythme « La Fusée d’Or du Nord ». Ces deux orchestres, originaires du Nord d’Haïti, représentent aujourd’hui le symbole de la bonne gouvernance, la discipline et de la bonne musique. Ils sont deux institutions modèles dans l’histoire de la musique haïtienne.

Un « One Man Show »


Tandis que ces grands ensembles musicaux s'épanouissaient à la fin des années 40 et au début des années 50 suite au boom touristique alimenté par la construction du Bicentenaire par le président Dumarsais Estimé en 1948-1949, un musicien s'imposa comme le premier virtuose de la guitare classique. Son nom, Frantz Casséus.
 

Il est né en 1915. D'abord autodidacte, il étudie plus tard la guitare classique européenne avec l'aide du compositeur et musicologue Werner Jaegerhuber. Fidèle à la tradition de la Villa-Lobos brésilienne, Frantz Casseus a composé "Haitian Suite", une extraordinaire collection de chansons folkloriques et vodou qui ont passé l'épreuve du temps.
 

Il a émigré aux États-Unis au début des années 50. Quelques années plus tard, le compositeur de "Mèsi Bon Dye" et "Nan Fon Bwa" devint le directeur musical de Harry Belafonte. Son concert à Carnegie Hall en 1958 a attiré des critiques élogieuses. Frantz Casséus était unique en ce sens qu'il savait utiliser un cadre de musique classique pour interpréter la musique vodou haïtienne la plus authentique.
 

1957: Naissance d'un rythme populaire urbain
En 1955, Nemours Jean-Baptiste forme en compagnie de son compère, le virtuose du saxophone Webert Sicot, le Conjunto International avec l'aide du promoteur et propriétaire de discothèque Jean Lumarc. Le 26 juillet de la même année, à la Place Sainte Anne, Port-au-Prince, l’orchestre donne son premier concert.

Quelques semaines plus tard, Webert Sicot laissa l’orchestre et sans tarder, Nemours Jean Baptiste adopta le nom de la boite de nuit où jouait tous les samedis ‘Ensemble Aux Calebasses’. D'abord basé à Kenscoff puis, peu de temps après, le night club Aux Callebasses de Jean Lumarc s’établira à Carrefour. Au début, les rythmes principaux que jouaient Nemours Jean Baptiste et ses musiciens étaient  fondés sur le genre populaire Grenn Siwèl/Twoubadou. Leurs noms furent  Bannann Pouyak (exemple: Padon Caporal, 78 Seeco 7736 –Année 1957) et Grenn Moudong (exemple: Chaise, 7’’ Seeco 7739 - Année 1957) ainsi que des Meringues Lentes telles « Mariage Solennel » (LP Cook 1186 – Année 1958). L’orchestre interprétait également une série de pièces originales jouées sur des rythmes cubains tels la Guaracha et le Son Montuno (Cuba)-

A cette époque, de nombreux groupes populaires de Merengue de la République Dominicaine, comme "Guandulito et Su Conjunto Tipico Cibaeño", visitaient en Haïti. Nemours Jean-Baptiste était émerveillé par la facilité avec laquelle les Haïtiens dansaient cette musique.

Selon le grand arrangeur et compositeur haïtien Michel Desgrottes, un groupe particulier, le Conjunto Dominicano, retenait l’attention de Nemours Jean-Baptiste. Il est de notoriété que les orchestres haïtiens de l’époque furent affectés voire inquiétés par la popularité de ces groupes dominicains. Nemours Jean-Baptiste, en bon stratège, décida d’utiliser la base rythmique et la cadence de ces visiteurs qui regorgeaient de contrats pour les soirées dansantes en Haïti.

Il propose à son tambourineur, Kwedzer Duroseau, de jouer quelque chose dans le sens du Merengue. Le maestro avoua plus tard avoir entendu un rythme aux mêmes accents et à la même cadence à  Saut d’Eau, Ville Bonheur, située dans le Département du Centre d’Haïti.

C'était en 1957. Le Compas Direct était né. Au fil des ans, de nombreuses versions nous ont été rapportées sur exactement quand et comment le nom a été accolé au rythme. Nemours, utilisait parfois dans ses compositions le nom ‘Ensemble Compas Direct’ et ‘Ensemble Nemours Jean-Baptiste de manière interchangeable.

C’était évident que la base de ce rythme trouva ses origines en Haïti. Une meringue carnavalesque datée de 1954 de Dodophe Legros  (https://youtu.be/z_Fq3SF7d7k) nous ouvre une fenêtre sur la large utilisation de cette base rythmique du tambour dans la musique vodou et celle dite siwèl (basé sur un fruit haïtien très acide).

 À partir de ce moment, la musique de danse populaire urbaine en Haïti n'a plus été la même. Le tambour, étant principalement utilisé dans la partie ouest de l'île, beaucoup soutiennent que tous les rythmes joués sur l’ile émanaient d'Haïti. Logique. Néanmoins, il est indéniable que le merengue dominicain a quand même inspiré Nemours Jean-Baptiste pour créer le rythme qui aujourd’hui transcende la frontière haïtienne.

Le secret de l’inventeur est l’utilisation de plusieurs éléments déjà existants pour créer une hybride dont l’usage est utile et agréable pour sa communauté, son pays et au-dela.

Voilà le génie de Nemours Jean-Baptiste.                                                                                                          

Qui est Nemours Jean-Baptiste ?                                                                                                                                

 Adrien Berthaud nous répond : Né à Port au Prince le 2 Février 1918 de Clément Jean Baptiste et de Lucie Labissière (Mort le 18 mai 1985), NJB fît ses études à l'Ecole Jean Marie Guilloux. Il fut, arrière centrale du Racing Club Haitien (troisième catégorie), puis tailleur coiffeur et cordonnier. Il fît sa deuxième expérience musicale avec François Guignard, son voisin, qui lui appris à manipuler le banjo et la guitare. Des expériences acquises de François Guignard, il fonda ‘Trio Anacaona’ avec Dodo Glaudin et avec Anilus Cadet, il performa aussi en Trio. Très jeune, avec la guitare et le banjo, Nemours conquit les cœurs des gens de Torbeck, de la ville des Cayes etc.  Durant ces tournées, il rencontre Destinoble Barateau dans la ville des Cayes qui l'introduit à la clarinette, puis au saxophone. Il abandonne le banjo pour le saxophone et fonda un petit groupe musical à la Croix Des Bouquets avec Ti Domèque comme chanteur et André Desrouleaux, au tambour. (Le blog de Adrien Berthaud)

Le Compas Direct est plus qu’un rythme; c’est tout aussi un genre. La musique de Nemours, tout en s'inspirant du format « appel-réponse » cubain et de la structure basée sur le mambo, a trouvé sa force dans la simplicité de ses textes, harmonies, un rythme 2/4 et des orchestrations mémorables. Facile à danser, ses mélodies courtes et répétitives étaient essentielles à sa popularité.

En 1958, après une tournée réussie à New York, Nemours introduisit pour la première fois dans la musique de danse haïtienne, la guitare électrique, (Note: Dòdòphe Legros avait déjà accroché un petit microphone sur sa guitare acoustique) suivie, deux ans plus tard, par la basse électrique et la grande cloche et le « Floor Tom » joués par le taciturne percussionniste André Boston qui fut le socle du contretemps du rythme.

Cela en dit long sur quelqu'un qui n'a jamais été connu pour son sens aigu de la musique. En 1962, avec l’arrivée de Fritz Prudent (Napoléon) –un transfuge de l’Ensemble Latino et l’Ensemble Webert Sicot-  au sein de l’orchestre de Nemours Jean-Baptiste aux timbales et la petite cloche, le Compas Direct a pris sa forme définitive. L’année1967 vît l’introduction de l’orgue et le jeu de batterie de l’élégant batteur Charles –Ti Charles- Delva.  En 1968, le piano de Mozart Duroseau. Nemours Jean-Baptiste était toujours en quête d’innovation.  Il était un musicien visionnaire et un chef d'orchestre très discipliné.

M. Jean-Baptiste était catégorique quant à l’orthographie de son invention. A titre de  preuve, de son premier disque, sur lequel le nom était mentionné (LP Ibo – ILP-104 -  Année 1960), au dernier album de son vivant ( LP Seeco SCLP 9334 – Année 1980), il présentait son rythme et genre sous le ‘label’ Compas Direct. (1) En 1994, ses héritiers, la professeure Yvrose Jean-Baptiste et le Dr. Yves Jean-Baptiste et ont légalement enregistré les noms Compas Direct ® et Nemours Jean-Baptiste ® aux Etats Unis dans le cadre des négociations sur l’utilisation non-autorisée d’une composition du maestro (Rythme Commercial, 1960) par l’artiste populaire dominicain Juan Luis Guerra.


Le Compas Direct (Nemours Jean-Baptiste) et la Bossa-nova (Joao Gilberto) sont les deux rythmes et genres connus dans l’hémisphère à avoir un inventeur. Donc, il n’y pas de comparaison avec les autres genres (tels Jazz, R&B, Zouk, Funk, Rock & Roll etc.) qui sont des émanations d’efforts collectifs évolutifs.

Le Compas Direct est une culture tout comme la Bossa-nova. Il est en même temps un genre (étiquette musicale haïtienne avec influence cubaine et dominicaine), un style (l’écriture de Nemours Jean-Baptiste avec sa personnalité) un rythme, une mode, ses couleurs (Rouge et Blanc), sa danse (Danse Carré) etc.

D’où la singularité de ces deux rythmes et genres dont leurs appellations sont de noms propres et non génériques.

« Il y a konpa ; il y a kompa ; il y a le Konpa Manba de Coupé Cloué et il y a le Compas Direct de Nemours Jean-Baptiste »

À ce jour, Compas Direct est le rythme haïtien urbain dansant joué par 80% des formations haïtiennes, en Haïti et dans sa Diaspora. Au début des années 60, Michel Desgrottes, suivi de Raymond Sicot (frère de Weber Sicot), Louis Lahens (ancien chanteur de Nemours Jean-Baptiste), Felix (Féfé) Guignard et d'autres ont introduit la musique Compas Direct en Martinique et en Guadeloupe. Aujourd’hui, chaque fois que vous entendez la musique Zouk (de la Martinique et de la Guadeloupe), grattez la surface et vous trouverez le Compas Direct de Nemours Jean-Baptiste.
 

Si nous devons faire référence aux retombées économiques du Compas Direct ® de Nemours Jean-Baptiste, nonobstant l’absence des chiffres crédibles vu la faiblesse organisationnelle des activités musicales haïtiennes autour du Compas Direct tant en Haïti qu’en sa Disapora, il est quasiment incontestable que depuis 1957 le total de la production de ces activités soit dans les milliards de dollars. 

Le Virtuose

En 1960, Weber Sicot (de l'Orchestre Issa El Saieh) qui jouait avec Nemours Jean Baptiste au Conjunto International, fonda son propre groupe. En utilisant la même formule de Nemours Jean-Baptiste, il jouait le Compas Direct pendant la première année de son orchestre. En 1961, il  changea  le rythme (en réalité, il n’a fait que l’aménager) et l'a appelé Cadence Rampa. Utilisant souvent une composition sur une signature 4/4, ses mélodies étaient un peu plus riches avec des phrases plus longues que celles de Nemours. En alignant  4 saxophones et 3 trompettes, Sicot était, parmi les formations de danse populaire la plus proche (surtout au niveau des  saxophones) de Issa El Saieh, en termes d'harmonie. Il a utilisé une batterie, tandis que Nemours, jusqu'en 1968,  utilisait les timbales cubaines.
Un virtuose du saxophone et un arrangeur tout à fait capable, Sicot est devenu le modèle de la prochaine génération de jeunes musiciens haïtiens venus en 1966.
 

L'Aube d'une Nouvelle ère


Comme dans toute société, il arrive un moment où une génération doit s'incliner pour faire place à toute une nouvelle. L’Année 1965 vit le début du règne des plus jeunes musiciens avec des plus petites formations qu'ils surnommèrent "Mini Jazz". Encore, rien n’à voir avec le Jazz américain. Ils sont nés du rock and roll léger du début des années 1960. Ils jouaient principalement du Compas Direct avec des guitares et de la basse électriques, des timbales et d'autres percussions (cloches, guiras, maracas etc.), souvent avec un saxophone.
 

L’un des pionniers  de ces premiers petits groupes, était Ibo Combo. Ils étaient plus orientés vers le Jazz américain.
 

Les Shleu Shleu, en 1966, ont été un autre précurseur de tendance Mini-Jazz. Cette nouvelle éclosion a vu la formation de plusieurs groupes à Port-au-Prince, Pétion-Ville et les grandes villes de provinces comme le  Cap-Haïtien, Les Cayes, Jérémie, St Marc, Gonaïves, Port de Paix etc. Au début, chaque quartier avait son Mini-Jazz particulier. Les plus populaires furent: Shleu Shleu, Les Pachas du Canapé Vert, Les Difficiles de Pétion Ville, Les Corvington, Les Fantaisistes de Carrefour, Tabou Combo, Les Difficiles, Bossa Combo, Les Frères Déjean, Les Loups Noirs, Les Diplomates, Les Ambassadeurs et bien d'autres.
 

Ironiquement, comme le cercle de la vie, ils ont eux-mêmes dû s'adapter à la fin des années 70 en ajoutant une section cuivre inspirée de Earth, Wind and Fire et Chicago, deux des meilleurs groupes pop américains. Au début des années 80, il y avait une renaissance de la musique traditionnelle basée sur le Vodou (Racines –Rasin-, était la nouvelle étiquette). Parmi les meilleurs, étaient :  Sa, Boukman Eksperyans, Boukan Ginen, Foula, Rara Vodoule, Ram, Koudjay. Kanpech, etc. A New York, Sakad de Levy et Ayizan de Tite Pascal (membre fondateur de Ibo Combo), Artistes Indépendants etc.

Les Eminents de la Scène
La première partie des années 70 vit l’émergence de géants de la musique de concert orchestré avec des sections cordes et cuivre mettant en relief et en tête de liste le très populaire Ansy Derose suivis par Léon Dimanche et toute une pléiade d’artistes du genre. Au cours de sa longue et fructueuse carrière, le très populaire Ansy a participé avec succès à plusieurs festivals internationaux au Mexique, Porto Rico et en Allemagne. Ses concerts de Noël annuels au Rex Théâtre étaient devenus un événement national.
 

D’un autre côté, Guy Durosier, de l’école Issa El Saieh, considéré comme le meilleur musicien et interprète haïtien du 20ème siècle, son style et ses interprétations ont influencé plus qu’une génération d’artistes Haïtiens en Haïti et ailleurs. Il a passé plus que la moitié de sa carrière en Europe, l’Amérique Latine, le Canada et les Bahamas.  Guy et Ansy ont aussi suivi la tradition des grands concerts à Carnegie Hall, Manhattan, établie par Justin Elie, puis Frantz Casséus. Plus tard, ce fut le tour de Wyclef Jean et de Jean Jean-Pierre et leurs orchestres respectifs dans ce prestigieux théâtre surnommé « La maison de Frank Sinatra, d’Ella Fitzgerald et de Sarah Vaughn ».

Toujours et encore l’invention de Nemours Jean-Baptiste
Une résurgence des groupes de Compas Direct vit le jour dans les années 90 sont venues, mais cette fois, l'électronique devint la norme. Il a été appelé Miami Top Vice, T-Vice, Zin, Zenglen, Papach etc. L'un des plus populaires et peut-être le plus groovy était Sweet Micky (également connu sous le nom de Michel Martelly).

Aujourd’hui, la scène de la musique de danse est dominée par les Klass, Harmonik, Ti Vice Djakout, Nu Look, Kreyol La, Zafèm, etc.
Tandis que les artistes/chanteurs/chanteuses tels Beethova Obas, Emeline Michel, Belo, Rutchelle Guillaume, Jean Jean Roosevelt,  Darline Desca,  Ayiiti, Tamara Suffren, Fatima, BIC, Renette Désir, etc. continuent la tradition des Guy Durosier, Ansy Derose, Toto Bissainthe, Yole Derose, Martha Jean-Claude, Carole Demesmin etc.

Malgré le succès et la popularité du Compas Direct, la musique haïtienne reste profondément enracinée dans la tradition Vodou dont son dénominateur commun, le Kata, est quasiment utilisé par tous les artistes haïtiens.  Cette tradition est, de loin, le meilleur vecteur d'expression de l'identité nationale.

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©2015 © 2020
 

 Jean Jean-Pierre, l'auteur, est compositeur, musicien, journaliste et producteur. Il a produit des acteurs de renommée internationale tels que Danny Glover, Susan Sarandon, Ossie Davis, entre autres. JJP a produit plusieurs spectacles et concerts à Carnegie Hall et au Lincoln Center (New York). 

Il a orchestré –et refondé 2007- une bonne partie du répertoire du Jazz des Jeunes dont les partitions avaient disparues.  Jean Jean-Pierre est le compositeur de l'opus "Ayiti Leve Kanpe - Haiti Levantate - Haiti Get Back Up" qui a été interprété et enregistré par l'Orchestre Symphonique de la République Dominicaine à la suite du séisme du 12 janvier 2010.


Crédit: Jean Jean-Pierre