mercredi 24 novembre 2021

UN PANORAMA DE L’HISTOIRE DE LA MUSIQUE HAÏTIENNE

Note: Cet article est un essai et un coup d’œil panoramique sans fard pour nous aider à braquer les projecteurs sur les artistes influents et les créateurs d’une musique issue de la culture diversifiée d’Haïti. En raison du manque d’espace, il est tout à fait impossible de présenter tous les musiciens, les groupes, les orchestres et toutes les autres formations musicales qui ont contribué au riche paysage musical d’Haïti.

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L’un des traits les plus endurants de la musique haïtienne est son éclectisme. Sa pléthore de rythmes syncopés et les expressions artistiques vivantes des musiciens haïtiens l’ont rendu unique. Bien que principalement d’origine africaine, la musique haïtienne est le produit d’une confluence de nombreuses cultures, y compris celles d’Europe, les Arawaks et les Tainos, les premiers habitants de l’île abusés et décimés par les Espagnols amenés par Christophe Colomb en 1492.
Même avant la création d’Haïti, en 1804, à cause de ses soubassements africains, les tambours, la danse et les chansons populaires étaient au centre de la pratique de la religion vaudou, coexistant avec le catholicisme, syncrétisme quasi parfait qui redéfinit le terme. Cette fusion était nécessaire, car les esclaves, voulant éviter la persécution de leurs maîtres, dont la plupart des pratiquants de l’église catholique, dissimulaient leur culte des divinités africaines derrière les noms et les images des saints catholiques. La scène n’était pas différente à Cuba (Santeria / Yoruba), au Brésil (Candomblé / Yoruba) et à Trinité-et-Tobago (Orisha / Yoruba), en Jamaïque (Kumina / Kongo) etc.
L’un des styles liminaires de musique folklorique les plus répandus qui auraient dominé la plupart des activités sociales dans tout le pays est connu sous le nom de Grenn Siwèl, (La Cirouelle est un fruit de 3 à 4 cm de long, réputé pour son âcreté). Grenn Siwèl est également appelé en Haiti Twoubadou (troubadour). Originaire du début du Moyen Age en Europe où il était exprimé par une prestation solo basée sur la poésie lyrique, le genre Twoubadou a pris une forme différente en Haïti avec les musiciens utilisant banjos, tambours, voix, maracas et manuba (une boîte en bois avec trois fins ressorts métalliques servant de contrebasse). Ce genre de musique, qui n’a jamais disparu d’Haïti, a connu, dans les années 40 et 50, un essor considérable avec Dòdòphe Legros (1), Anilus Cadet, Trio D’or (qui deviendra Trio des Jeunes et plus tard Jazz des Jeunes), suivi par Ti Paris, Trio Select (qui deviendra plus tard la Coupé Cloué avec son rythme Konpa Manba), Etoile du Soir (60-70), Rodrigue Milien et Toto Necessité, Ricardo-Ti Plume-Frank (70s.) et bien d’autres encore. Le genre Twoubadou a connu une renaissance vers la dernière décennie du siècle dernier avec de nombreux musiciens urbains –dont les plus connus, Patrice Rouzier et Keke Belizaire, deux excellents musiciens- utilisant des instruments synthétiques et produisant un grand nombre d’enregistrements numériques.
Une autre forme de musique est celle qui émane du Rara. La pratique du Rara vient originellement des paysans qui musardent dans la campagne et les zones urbaines entre la période du Carnaval et la Pâques. Le “Maître Rara”, habituellement un prêtre Vodou, dirige le spectacle. Les rythmes tirent directement de leur religion, le Vodou. Leurs instruments principaux sont des cornes de zinc, des tubes de bambou de différentes tailles dans lequel le joueur souffle et, en même temps, il le tape dessus avec une baguette pour agrémenter -tout en subdivisant- les combinaisons rythmiques. Des chœurs et des solistes dénonçant des politiciens locaux, régionaux et même nationaux et leurs politiques adverses (perçues), sont ajoutés pour créer ces polyphonies auto-indulgentes dans une atmosphère remplie de l’arôme de Kleren (liqueur de canne). C’est peut-être l’origine de cette interaction complexe de la musique et de la politique qui affecte la vie quotidienne des Haïtiens.
Rara est le visage officiel des sociétés secrètes de Vodou. Pas trop différent des Rosicruciens et des Maçons.

Les Connexions Cubaines et Européennes

Pendant les années 40 et 50, le style Grenn Siwèl/ Twoubadou a été fortement influencé par les Cubains (comme Trio Matamoros -1925-, Nico Saquito et su Conjunto de Oriente et autres) quand les Haïtiens, revenant de travailler dans le secteur agricole à Cuba, ont rapporté des mélodies et nouvelles formes d’arrangements musicaux. Il y avait, cependant, une réciprocité en ce sens, une forme d’échanges culturels car, de leur côté, les Haïtiens exportaient beaucoup de rythmes à leurs voisins. Un exemple est le Danzon de Cuba, basé sur la Meringue Lente d’Haïti. Développée au milieu du 19ème siècle par des musiciens tels Oxilius Jeanty, père du compositeur et chef d’orchestre haïtien Occide Jeanty -nous le découvrirons plus loin dans cet article-, la Meringue Lente haïtienne revendique son origine de l’Europe où elle a été reconnu comme étant le prédécesseur de la “habanera”, aussi connu sous le nom de danse créole (danza criolla).
Mais, si la musique folklorique basée sur le vodou a dominé la musique haïtienne, en particulier dans les communautés rurales, depuis sa naissance, il y a eu beaucoup d’autres genres, allant du classique au populaire, qui ont façonné le panorama musical haïtien.

Les Premiers Maîtres Haïtiens

Au seuil du 19ème siècle, Occide Jeanty, musicien formé au Conservatoire de Musique de Paris, devint une grande figure de la musique haïtienne en tant que compositeur de nombreuses marches classiques qui restent sans équivalent dans le genre dans la région. L’une des plus célèbres est “Les Vautours du 6 décembre”, pièce patriotique composée pour protester contre un affront allemand à Haïti (Affaire Luders). Son “1804”, écrit en hommage à l’indépendance d’Haïti, rivalise facilement avec certaines des œuvres de son contemporain (il est né en 1860), l’Américain John Philip Sousa (1854-1032), surnommé le “Roi des Marches”. Jeanty, qui a acquis la réputation d’un coureur de jupons pendant qu’il étudiait à Paris, avait, cependant, un sens profond du gouffre existant parmi les classes en Haïti. Sa composition “Coq, Poules et Poussins” témoigne de son engagement à utiliser sa musique pour exprimer ces disparités.
Occide Jeanty était, indubitablement, l’ancêtre le plus connu de la musique haïtienne écrite.
Un autre pianiste et compositeur célèbre est Justin Elie. Né en 1883, Elie voyagea en France en 1895. Quelques années plus tard, il entra au Conservatoire de Musique de Paris. Après avoir obtenu son diplôme, il est retourné en Haïti en 1905 et a commencé à jouer aux côtés d’un autre pianiste / clarinettiste / compositeur haïtien exceptionnel appelé Ludovic Lamothe. Bien que leur carrières respectives aient suivi des voies parallèles, Elie s’est plus tard bâti une renommée internationale aux États-Unis entre 1921 et 1931. A New York, profitant de son excellente réputation d’arrangeur et de chef d’orchestre, il donna un grand nombre de prestations à la radio et sur les scènes américaines dont la prestigieuse Carnegie Hall. Justin Elie a composé de la musique pour toute une série de scores films muets. En 1925, Ray Hart, chef d’orchestre du Rialto Orchestra, a utilisé l’une des pièces de Justin Elie comme ouverture du film, Le Fantôme de l’Opéra. (1).
Justin Elie a également arrangé des œuvres d’autres compositeurs pour des films muets. Les Studios Paramount, par exemple, ont demandé à Elie de faire un arrangement de la Cinquième Symphonie de Tchaïkovski (1). En 1930, Justin Elie écrit “Fantaisie Tropicale”. Selon des personnes bien informées dans l’industrie, cette composition était un chef-d’œuvre. Malheureusement, il n’a jamais été publié en raison de sa mort subite en décembre 1931.
Ludovic Lamothe fut un autre compositeur prolifique de la musique classique haïtienne. Formé musicalement d’abord à Saint Louis de Gonzague, il se rend ensuite à Paris (1910) pour compléter ses études sur une bourse d’études. À son retour en Haïti en 1911, il commence à travailler sur une série de compositions pour piano. Son affinité pour Chopin lui a valu le surnom de “The Black Chopin”. Il était, cependant, plus que cela. Il a intelligemment composé des pièces mêlant le folklore haïtien et le classique. Il a écrit plusieurs meringues (rapides et lentes), parmi lesquelles “Le Papillon Noir” et “La Dangereuse”, une Méringue Lente haïtienne typique avec son quintolet, forme rythmique caractéristique de son œuvre (2). Sa chanson la plus populaire, “Nibo” a été adaptée sur le rythme Ibo. Composé en 1933, c’était une meringue carnavalesque exprimant ses adieux aux troupes américaines occupant Haïti depuis 1915. La chanson a été enregistrée plus tard en 1962 par l’Orchestre de Edner Guignard, également connu sous le nom Orchestre El Rancho, après l’hôtel où l’orchestre jouait toutes
les fins de semaine.

Le dénominateur commun des compositions de tous ces maîtres haïtiens est la musique vodou, dynamique et expressive, profondément enracinée, avec ses rythmes parfaitement syncopés.
À la Recherche de l’Expression d’une Identité
1915. Comme cela a été toujours le cas dans toute l’histoire d’Haïti (malheureusement jusqu’à ce jour), les querelles politiques et l’ingérence étrangère ont amené au pays une arrogante occupation militaire américaine. Il était devenu très difficile pour les musiciens de trouver « leur voix » puisque la plupart des lieux et des avenues étaient étroitement surveillés par des soldats, dont beaucoup étaient des racistes du sud des Etats Unis. Reflétant le reste de la société, les musiciens haïtiens ont commencé à chercher un moyen d’exprimer leur ressentiment à travers leur métier. Une époque vraiment déprimante.
Comme ils l’ont fait avec le baseball, les occupants tentèrent d’introduire en Haïti, le Jazz avec tous ses corollaires de musique de danse de salon comme Foxtrot, Lindy Hop et Quickstep etc. La plupart des groupes urbains, comme le Jazz Guignard de François Guignard (qui a bénéficié du premier enregistrement en Haïti en 1932 par RCA) et l’orchestre Max Chancy, ont essayé superficiellement ces styles américains, mais n’ont jamais vraiment accepté que cette musique fasse partie du paysage culturel du pays.
Alors que l’occupation américaine touche à sa fin, des jeunes intellectuels commencent à affirmer leur identité nationale avec une série d’activités littéraires qu’ils dénommèrent Les Griots, issu du mouvement de la négritude. Bien que le mouvement ait été plus tard utilisé par certains à des fins politiques, il a attiré l’attention sur le fait que beaucoup de ces écrivains nationalistes percevaient l’Église catholique romaine comme ayant joué un rôle préjudiciable contre le développement d’une conscience nationale.
Peut-être qu’ils avaient raison. Comme en témoigne une série de campagnes anti-vodou surnommées «rejeter» (ou ‘rejete’ en Créole) dans les années 30 et 40. Durant ces violentes campagnes, les gouvernements, avec la coopération de l’Église catholique romaine, ont institué une pratique de destruction littérale des temples vodous et de tous les objets associés à la religion. Évidemment, malgré les effets destructifs de ces entreprises barbares, les résultats escomptés n’ont pas été atteints. En fait, “rejete” a engendré juste l’inverse.
Le début des années 40 donna lieu à l’émergence du « Jazz des Jeunes », issu du « Trio des Jeunes’ qui devient quatuor, puis quintette, sextet, septuor, conjunto et enfin un orchestre. Avec 3 trompettes, 3 saxophones, tambours, congas, piano et chanteurs, le groupe utilisa parfois le bambou comme compléments harmonisés à la section rythmique syncopée. L’arrangeur en chef était Antalcidas Murat. Diplômé en droit et en ethnologie, M. Murat était un fréquent visiteur des trois lieux sacrés de la région de l’Artibonite (situés presque au centre d’Haïti) considérés comme les Mecques de la religion Vodou et sa musique: Souvenance, Badjo et Soukri.
Murat, originaire des Gonaïves –toujours dans l’Artibonite-, utilisa les sons afro-cubains – de Benny More et Joseito Fernandez – pour arranger un grand nombre de chansons qu’il avait extraites de ces lieux tout en préservant et même renforçant leur authenticité. Le Jazz des Jeunes a été la première formation musicale urbaine à être connue pour sa pratique de la musique Racine (Rasin) (1). Bien que le nom fît allusion au terme Jazz, leur musique était authentiquement issue du folklore/vodou haïtien. Le Jazz des Jeunes s’était voulu être l’accompagnement parfait du mouvement Griots.
Fondé en août 1943, le Jazz des Jeunes resta actif jusqu’au milieu des années soixante-dix. Cet orchestre a été le premier à introduire sur scène une femme, l’incomparable chanteuse/pionnière Lumane Casimir, auteure de la chanson-classique « Viv Ayiti »
Parallèlement au Jazz des Jeunes, Haïti a bénéficié de la création du légendaire Orchestre de Issa El Saieh (1942). Cet orchestre a ont aussi mélangé la musique vodou, avec celle des big band afro-cubains et américains pour créer un hybride unique qui reste aujourd’hui l’un des meilleurs dans l’histoire de la musique en Haïti. Pendant que Issa El Saieh étudiait la musique à Berkeley College of Music aux États-Unis, il a eu l’occasion de rencontrer quelques-uns des meilleurs musiciens de “Bee-Bop”, parmi lesquels le grand ténor Budd Johnson et le merveilleux pianiste Billy Taylor. Ces deux sont, par la suite, venus en Haïti pour travailler avec l’Orchestre Issa El Saieh. Ces grands arrangeurs ont donné à Issa l’occasion de créer un canevas harmonique beaucoup plus large que tout ce qui existait à l’époque en Haïti.
L’influence cubaine continua, cependant, à être toujours présente avec le pianiste / arrangeur Bebo Valdés, père du célèbre pianiste Chucho Valdés, gagnant de plusieurs Grammy Awards
Par ailleurs, l’Orchestre Issa El Saieh a servi de tremplin à un bel assemblage d’artistes haïtiens. Parmi eux, citons: Raoul Guillaume (saxophoniste, compositeur et chef d’orchestre), Guy Durosier (chanteur, multi-instrumentiste, plus tard surnommé l’ambassadeur de la musique haïtienne), Herbie Widmaier (chanteur de renommée mondiale, compositeur) Joe Trouillot (crooner international), Weber Sicot (exceptionnel saxophoniste, chef d’orchestre et arrangeur), Ernst -Nono- Lamy (pianiste et chef d’orchestre de renommée internationale) et bien d’autres.
Un afflux de formations musicales, adoptant le modèle Saieh et Jazz des Jeunes, a éclos durant la période qui s’en suit. Certains comme Les Gais Troubadours, Les Gais Trouvères, Jazz Scott avaient une durée de vie courte et n’ont jamais enregistré leur musique sur vinyle. D’autres tels l’Orchestre Citadelle, l’Orchestre Casernes Dessalines, l’Ensemble Cabane Choucoune avec Dòdòf Legros, l’Orchestre Riviera nous ont laissé de très bons enregistrements.
L’un de ces groupes qui se sont démarqués des autres est l’Orchestre Septentrional. Fondé en juillet 1948, ce groupe, dirigé pendant plus de quatre décennies par feu Ulrick Pierre Louis, a connu de nombreux changements et reste aujourd’hui l’une des formations musicales les plus originales, stables et productives d’Haïti. Dès le début, ils ont créé “Boule de Feu”, qui n’était pas seulement un rythme, mais aussi un style de musique basé sur une combinaison de Saieh Orchestra et le Jazz des Jeunes.

Un « One Man Show »

Tandis que ces grands ensembles musicaux s’épanouissaient à la fin des années 40 et au début des années 50 suite au boom touristique alimenté par la construction du Bicentenaire par le président Dumarsais Estimé en 1948-1949, un musicien s’imposa comme le premier virtuose de la guitare classique. Son nom, Frantz Casséus.
Il est né en 1915. D’abord autodidacte, il étudie plus tard la guitare classique européenne avec l’aide du compositeur et musicologue Werner Jaegerhuber. Fidèle à la tradition de la Villa-Lobos brésilienne, Frantz Casseus a composé “Haitian Suite”, une extraordinaire collection de chansons folkloriques et vodou qui ont passé l’épreuve du temps.
Il a émigré aux États-Unis au début des années 50. Quelques années plus tard, le compositeur de “Mèsi Bon Dye” et “Nan Fon Bwa” devint le directeur musical de Harry Belafonte. Son concert à Carnegie Hall en 1958 a attiré des critiques élogieuses. Frantz Casséus était unique en ce sens qu’il savait utiliser un cadre de musique classique pour interpréter la musique vodou haïtienne la plus authentique.
1957: Naissance d’un rythme Urbain Populaire
En 1955, avec l’aide du promoteur et propriétaire de discothèque Jean Lumarque, Nemours Jean-Baptiste forme l’Ensemble Aux Calebasses après la boîte de nuit du même nom. D’abord basé à Kenscoff puis, peu de temps après à Carrefour, l’Ensemble Aux Calebasses était la progéniture de l’Ensemble Atomic et du Conjunto Internacional. Au début, les rythmes qu’il jouait étaient à base de Grenn Siwèl/twoubadou. Leurs noms furent Bannann Pouyak et Grenn Moudong,

A cette époque, de nombreux groupes populaires de Merengue de la République Dominicaine, comme “Guandulito et Su Conjunto Tipico Cibaeño”, se rendaient en Haïti. Nemours Jean-Baptiste était fasciné par la facilité avec laquelle les Haïtiens dansaient cette musique. Selon Michel Desgrottes, excellent arrangeur et prolifique compositeur haïtien, un groupe particulier, le Conjunto Dominicano, retenait l’attention de Nemours Jean-Baptiste. Inspiré par ces groupes, Nemours propose à son tambourineur, Kwetzer Duroseau, de jouer quelque chose dans la veine su Merengue. Il avoua plus tard avoir entendu un rythme aux mêmes accents et à la même cadence à Saut d’Eau, Ville Bonheur, située dans Département du Centre d’Haïti. C’était en 1957. Le Compas Direct était né. Au fil des ans, de nombreuses versions nous ont été rapportées sur quand et comment le nom a été accolé au rythme. Nemours parfois utilisait dans ses compositions le nom Ensemble Compas Direct et Nemours Jean-Baptiste de manière interchangeable. Une chose, cependant, est certaine, ses initiales CD étaient les mêmes que celles écrites sur le tambour de Conjunto Dominicano.
À partir de ce moment, la musique de danse populaire urbaine en Haïti n’a jamais été la même. Beaucoup soutiennent que puisque les tambours (lire congas) étaient principalement utilisés dans la partie ouest de l’île, tous les rythmes joués sur l’ile étaient d’Haïti. Logique. Néanmoins, hormis certaines formes de rythmes que l’auteur a pu entendre dans la région de l’Artibonite, dont le Compas de Nemours pourrait facilement dériver, le merengue dominicain a quand même inspiré Nemours Jean-Baptiste pour créer le rythme qui transcende la frontière haïtienne.
Le Compas Direct est plus qu’un rythme; c’est tout aussi un genre. La musique de Nemours, tout en s’inspirant du format « appel-réponse » cubain et de la structure basée sur le mambo, a trouvé sa force dans la simplicité de ses textes, harmonies, un rythme 2/2 et des orchestrations mémorables. Facile à danser, ses mélodies courtes et répétitives étaient essentielles à sa popularité. En 1958, après une tournée réussie à New York, Nemours introduisit pour la première fois dans la musique de danse haïtienne, la guitare électrique, (Note: Dòdòphe Legros avait déjà ajouté un petit microphone à sa guitare) suivie, deux ans plus tard, par la basse électrique. Cela en dit long sur quelqu’un qui n’a jamais été connu pour son sens aigu de la musique. Indubitablement, Nemours Jean-Baptiste était un musicien visionnaire et un chef d’orchestre très discipliné.

À ce jour, Compas Direct (Konpa Dirèk, en créole) est le rythme haïtien urbain dansant joué par 80% des formations haïtiennes, en Haïti et dans sa diaspora. Au début des années 60, Michel Desgrottes, suivi de Raymond Sicot (frère de Weber Sicot), Louis Lahens (ancien chanteur de Nemours Jean-Baptiste), Felix (Féfé) Guignard et d’autres ont introduit la musique Compas Direct en Martinique et en Guadeloupe. Aujourd’hui, chaque fois que vous entendez le mot Zouk (de la Martinique et de la Guadeloupe), grattez la surface et vous trouverez le Compas Direct de Nemours Jean-Baptiste.
En 1960, Weber Sicot (de l’Orchestre Issa El Saieh) qui joua avec Nemours Jean Baptiste au Conjunto Internacional, fonda son propre groupe. En utilisant la même formule de Nemours Jean-Baptiste, il a joué le Compas Direct pendant les deux premières années de son orchestre. En 1962, il changea le rythme (en réalité, il n’a fait que l’aménager) et l’a appelé Cadence Rampas. Utilisant souvent une chanson à 4/4, ses mélodies étaient un peu plus riches avec des phrases plus longues que celles de Nemours. En comptant 4 saxophones et 3 trompettes, Sicot était, parmi les formations de danse populaire, la plus proche (surtout au niveau des saxophones) de Issa El Saieh, en termes d’harmonie. Il a utilisé une batterie, tandis que Nemours, jusqu’en 1968, a utilisé les timbales cubaines.
Un virtuose du saxophone et un arrangeur tout à fait capable, Sicot est devenu le modèle de la prochaine génération de jeunes musiciens haïtiens venus en 1966.
L’Aube d’une Nouvelle Ere
Comme dans toute société, il arrive un moment où une génération doit s’incliner pour faire place à toute une nouvelle. 1965 vit le début du règne des plus jeunes musiciens avec des plus petites formations qu’ils surnommèrent “Mini Jazz”. Encore, rien n’à voir au Jazz américain.
Ils sont nés du rock and roll léger du début des années 1960. Ils jouaient principalement du Compas Direct avec des guitares et de la basse électriques, des timbales et d’autres percussions (cloches, guiras, maracas etc.), souvent avec un saxophone.
L’un des pionniers de ces premiers petits groupes, était Ibo Combo. Ils étaient plus orientés vers Jazz américain. Ils étaient, de loin, de meilleurs musiciens.
Les Shleu Shleu, en 1966, ont été un autre précurseur de tendance Mini-Jazz. Cette nouvelle éclosion a vu la formation de plusieurs groupes à Port-au-Prince, Pétion-Ville et les grandes villes de provinces comme le Cap-Haïtien, Les Cayes, Jérémie, St Marc, Gonaïves, Port de Paix etc. Au début, chaque quartier avait son Mini-Jazz particulier. Les plus populaires furent: Shleu Shleu, Les Pachas du Canapé Vert, Les Difficiles de Pétion Ville, Les Corvington, Les Fantaisistes de Carrefour, Tabou Combo, Les Difficiles, Bossa Combo, Les Frères Déjean, Les Loups Noirs, Les Diplomates, Les Ambassadeurs et bien d’autres.
Ironiquement, comme le cercle de la vie, ils ont eux-mêmes dû s’adapter à la fin des années 70 en ajoutant une section cuivre inspirée de Earth, Wind and Fire et Chicago, deux des meilleurs groupes pop américains. Au début des années 80, il y avait une renaissance de la musique à base de Vodou (Racines –Rasin-, était la nouvelle étiquette). Parmi les meilleurs, étaient Sa, Boukman Eksperyans, Boukan Ginen, Foula, Rara Vodoule, Ram, Koudjay. Kanpech, etc. A New York, il y avait Sakad et Ayizan de Tite Pascal (fondateur de Ibo Combo), Artistes Indépendants etc.
Les Eminents de la Scène
La première partie des années 70 vint avec les géants de la musique de concert orchestré avec des sections cordes et cuivre mettant en relief et en tête de liste le très populaire Ansy Derose suivis par Léon Dimanche et toute une pléiade d’artistes du genre. Au cours de sa longue et fructueuse carrière, le très populaire Ansy a participé avec succès à plusieurs festivals internationaux au Mexique, Porto Rico et en Allemagne. Ses concerts de Noel annuels au Rex Théâtre étaient devenus un événement national.
D’un autre côté, Guy Durosier (de l’école Issa El Saieh) est considéré comme le meilleur musicien et interprète haïtien du 20ème siècle. Son style et ses interprétations ont influencé plus qu’une génération d’artistes Haïtiens en Haïti et ailleurs. Il a vécu plus que la moitié de sa carrière en Europe, l’Amérique Latine, le Canada et les Bahamas. Guy et Ansy et ont aussi suivi la tradition des grands concerts à Carnegie Hall, Manhattan, établie pat Justin Elie, puis Frantz Casséus. Plus tard, ce fut le tour de Wyclef Jean et de Jean Jean-Pierre et leurs orchestres respectifs dans ce prestigieux théâtre surnommé « La maison de Frank Sinatra, d’Ella Fitzgerald et de Sarah Vaughan ».
D’autres Avant-guardistes
Deux groupes musicaux qui sortent du lot en leur qualité d’avant-gardistes sont le Magnum Band (1976) et, plus tard, Zèklè (1982). Le premier (fondé par les frères Dadou et Tico Pasquet), utilisèrent des arrangements pour la section cuivre modelés sur des groupes américains R&B tel Earth Wind and Fire. (Tabou Combo a, par la suite, suivi, en quelque sorte, le même itinéraire). Le Magnum est resté jusqu’à ce jour fidèle à sa production de pièces bien arrangées respectant pour la plupart une ligne disciplinaire conventionnelle -A,B,A,B,C,B,D- (intro-couplet-intro-couplet-refrain- groove-refrain-coda) non fragmentée. Zèklè a fait école utilisant un style Pop avec des chansons bien échafaudées, des textes bien conçus. Dans leur sillon, vinrent Papash, KDans, Zin et toute une série de groupes du genre.
Il est de notoriété qu’au milieu des années 70, un nombre de groupes venant des Antilles jouant le Compas Direct, comme Exile One et Les Vikings, ont truffé le marché haïtien et antillais « forçant » les groupes haïtiens –les DP Express, Scorpio, Bossa Combo etc.- à incorporer une section cuivre dans leurs formations. Quoique différente de celle de Nemours Jean-Baptiste (trompette, sax et trombone), il est évident on retourne à son concept.
Pourtant, Les Frères Déjean étaient toujours là
Il important de noter que cette formule émane d’Haïti. Les Frères Déjean de Pétion Ville, un groupe formé entre 1965 et 1966 a, depuis ses débuts, utilisé une section suivre toujours brillamment harmonisée. Il est indéniable que leurs frères antillais ont bénéficié du labeur des Frères Déjean de Pétion Ville qui sont d’excellents musiciens. Au début des années 70, l’auteur, batteur de son état, a eu l’expérience heureuse de travailler avec André Déjean, Fred Déjean et Isnard Douby, accompagnant (avec d’autres musiciens du Bossa Combo) Ansy Dérose et plusieurs artistes visitant Haïti notamment Nelson Ned et Daniel Santos. Ces messieurs, produits des écoles publiques d’Haïti et actifs encore aujourd’hui, sont parmi les meilleurs que le pays ait produits.
Dans le domaine de l’art, plus particulièrement en musique, les Haïtiens ont développé cette très mauvaise tradition de copier les œuvres de ceux qui les ont, avant tout, émulés
Durant les années 80, il y a eu également une éclosion de groupe Compas Direct composés de jeunes musiciennes. « Top Girls » crée (en 1970) au Cap-Haïtien par le grand musicien haitien Alfred Moise, trompettiste et compositeur de l’Orchestre Septentrional, « Top Girls » en fut apparemment le premier. Mais, il a fallu l’arrivée sur la scène de « Riské » avec son « Zanmi » pour inspirer les autres comme « Siromièl » à gravir l’estrade de communauté artistique.
On ne peut pas omettre de mentionner le « Chœur Simidor » comme pionnier de la musique Chorale/Vodou. Sous la direction du Dr. Fèrère Laguerre, ces jeunes universitaires on crée un nouveau genre qui allait être le modèle pour Michel Dejean, Lambi Club et Gombo Club (Carrefour, banlieu dans le Sud de Port-au-Prince). Il faut également créditer le grand Michel Desgrottes qui a précédé Le Chœur Simidor en 1955 avec la Chorale Michel Desgrottes. Le Chœur Simidor nous a laissé un chef d’œuvre de microsillon, « Haitian Songs », reproduit sur CD dans les années 90 par Marc Records.

Toujours et Encore la Création de Nemours Jean-Baptiste
Les années 90 sont venues avec une résurgence des groupes de Compas Direct. Mais cette fois, l’électronique devint la norme. Il a été appelé Miami Top Vice, T-Vice, Zin, Zenglen, Papach, Yanick Etienne, etc. L’un des plus populaires et peut-être le plus groovy était Sweet Micky (également connu sous le nom de Michel Martelly). Il s’est couronné lui-même le président de Konpa. Prémonition? Michel Martelly a été élu Président d’Haïti en 2011. Mizik Mizik, un autre groupe qui sort du lot avec ses arrangements respectant les normes conventionnelles et internationales de musique populaire.
Aujourd’hui, la scène de la musique de danse est dominée par les Klass, Harmonik, Djakout, Nu Look etc.
Tandis que les artistes/chanteurs/chanteuses tels Beethova Obas, Emeline Michel, Belo, Rutchelle Guillaume, Jean Jean Roosevelt, Darline Desca, Ayiiti, Tamara Suffren, Fatima, BIC, Renette Désir, etc. continuent la tradition des Guy Durosier, Ansy Derose, Toto Bissainthe, Yole Derose, Martha Jean-Claude, Carole Demesmin etc.
Malgré le succès et la popularité du Compas Direct, la musique haïtienne reste profondément enracinée dans la tradition Vodou, car elle est, de loin, le meilleur vecteur d’expression de l’identité nationale.
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©2015
Jean Jean-Pierre, l’auteur, est compositeur, musicien, journaliste et producteur. Il a produit des acteurs de renommée internationale tels que Danny Glover, Susan Sarandon, Ossie Davis, entre autres. JJP a produit plusieurs spectacles et concerts à Carnegie Hall et au Lincoln Center. Il a orchestré –et refondé 2007- une bonne partie du répertoire du Jazz des Jeunes dont les partitions avaient disparues. Jean Jean-Pierre est le compositeur de l’opus “Ayiti Leve Kanpe – Haiti Levantate – Haiti Get Back Up” qui a été interprété et enregistré par l’Orchestre Symphonique de la République Dominicaine à la suite du séisme du 12 janvier 2010.