mardi 19 avril 2022

Jacques Maurice Fortéré aka Wawa, la musique dans le sang.

 


Jacques Maurice Fortéré plus connu sous son nom d’artiste Wawa a été pendant plusieurs décennies l’une des figures les plus importantes de la musique vodou en Haïti.

Né en 1937 dans la ville de Léogâne, Wawa grandit dans le quartier du Bel-Air à Port-au-Prince. Comme la plupart des jeunes de l’époque qui avaient la fibre musicale, il fait ses premières armes dans des groupes de quartiers. Il intègre entre autres Jeunesse SentimentaleLa Gaîté avant de faire partie de la formation musicale de Nemours Jean-Baptiste. Dans la foulée, il rejoint également Webert Sicot et devient l’un des compositeurs de L’Ensemble Sicot. 

A la fin des années 60, sur le modèle de l’Ensemble Sicot, Wawa crée l’Orchestre Super Choucoune 70 et enregistre un album avec des tubes qui vont faire fureur tels que Homo homini lupus et l’Enfer, un texte dénonçant la condition de l’homme noir. Mais plus tard, le groupe est rebaptisé Super Choucoune 70 et  enregistrera trois albums dont A la cocotière, et Escale en Haïti.

A partir de 1973, Wawa quitte le monde du compas pour créer Les Camisoles bleues et c’est avec ce groupe qu’il va commencer à s’installer en tant que Samba et embrasse sans détour le vodou jusqu’à la création de Wawa & Rasin Kanga au début des années 90.

Après plus de 60 ans de carrière, Jacques Maurice Fortéré décède en avril 2020 à l’âge de 82 ans en laissant une riche discographie.

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Morceaux utilisés pour ce numéro

  • Twa mo sakre, album The best of Wawa & Rasin kanga
  • Saint Jean-Baptiste,album The best of Wawa & Rasin kanga
  • Compas Direct, album Authentic Haitian merengues, recorded in Haiti, Nemours Jean Baptiste, Campé…1960
  • Jet Rampa,  album Jet Rampa/Haîti, La flèche d’or d’Haïti, super ensemble de Webert Sicot 1967
  • L’enfer, album L’enfer, Orchestre Super Choucoune 70, 1971
  • Douce Haïti, album Wawa et les camisoles bleues chantent l’âme vivante d’Haïti 1973
  • Kalòj kòk, album Kalòj kòk, Rossignols noirs 1979
  • Kafou a pou nou 2, Wawa et le vodou d’Haïti #1
  • Kadya Bosou,  Wawa et Azor
  • 3 chen, album The haitian roots 1, Wawa & Rasin Kanga 1996

lundi 18 avril 2022

Haïti/Culture: Pleins Feux Sur Jho Archer « La super star oubliée ».


Jho aujourd’hui fait figure du plus grand inconnu des stars sacrées de la musique haïtienne, par la génération actuelle. Et pourtant, il est passé parmi les tous premiers à disséminer la musique indigène haïtienne à travers le monde. A une époque où elle fut ostracisée même au bercail. Dans un milieu où la musique de cabarets reste la chasse gardée de tous les musiciens, Archer a dès le début de sa carrière choisi d’être artiste de récital.  Né avec le rythme et la musique dans les veines, il s’est initié dès l’adolescence à la danse sous les commandes de l’indécrottable Lavina Williams qui en a fait un vrai  prodige de la danse; tout en l’inculquant des dessous du folklore local. Subséquemment, il est repéré à la section d’art dramatique à l’Institut français. A la fin des années 1950, il reçut ses premières bourses d’études pour l’Europe, puis les Etats-Unis où il est admis à l’international Dance School dont il devient un professeur chevronné de la danse moderne.

Un cheminement qui a permis à Jho de se faire de bonnes connections dans les milieux du show au state. Et, éventuellement une plateforme pour mettre en valeur la musique de ses origines. En 1962 il fait un début tonitruant au Carnegie Hall où il fait un tollé de par son style flamboyant et sa musique distinguée. Ce qui l’a mis dans le collimateur des grandes compagnies comme Epic et Columbia Records. Pionnier avéré de la musique alternative, il s’est fait une mission d’unir les cultures à un moment où le thème vodou-jazz était peu usité. Et c’est tout qui a fait de Jho un contributeur de poids dans son obsession  de le mettre à la portée du public d’outre-mer,  en s’installant à l’avant-garde d’un genre inédit à travers les morceaux: Sobo de Justin Lamothe, Nan fon bwa, Mèsi Bondye de Casséus, Elou de Jaegerhuber, Ti zwazo de M. Monton; de même que: Fèy, Tinini, Shango, Kannon tire etc; auxquels il a injecté ses propres adaptations leur permettant de résister au temps.

En fait, un vrai innovateur des classiques locaux ainsi que des pièces traditionnelles qu’il a épurées de leur folklorisme, en les imbibant de modernité sous sa signature. Spécialement accompagné de musiciens chevronnés, il a prouvé qu’il était le pourvoyeur d’un genre inexploré; pratiquant le métissage entre le jazz et les rythmes du vodou imprégnés de multiples fusions. Apportant dans la foulée une approche planétaire aux paramètres haïtiens; leur évitant toute extinction. Il s’est imposé en ce sens comme un super innovateur des traditions négligées du terroir natal. Cependant, au delà de tout, Archer était un superbe show-man, un monstre indomptable de la scène, un danseur extraordinaire, un chorégraphe qualifié. Sa présence scénique  et son showmanship qui avaient à l’époque fait des planches un voyage égocentrique, comme les Elvis, James Brown, Claude François, Mick Jagger, Sylvie Vartan etc;. Pas étonnant qu’il ait toujours évolué dans des endroits rompus de professionnalisme et de savoir-faire.

ARCHER A DÈS LE DÉBUT DE SA CARRIÈRE CHOISI D’ÊTRE ARTISTE DE RÉCITAL

Malgré une voix peu résonnante et un registre limité, ce qui fut son talon d’Achilles, Jho s’est quand même armé de multiples arguments pour que le spectacle soit toujours à son paroxysme. Toujours aux U.S.A, il s’est permis de tâter la chanson anglaise dans des ritournelles peu convaincantes, telles: Natural woman (prouvant aussi qu’il fut en avance des LGBTQ), Summertime, Batucada, Sweet Caroline, But I cant get back etc. Tout en réalisant combien une carrière à l’américaine serait un pis-aller, il mit le cap pour la France à la fin des années 1960 pour prendre part au Festival des Nation, à la recherche d’un second souffle. A Paris, il ne lui a pas pris du temps pour s’imposer, en se montrant en artiste de variétés dans des chansons comme: La petite maison (celle là a bien bercé mon adolescence), Je ne peux pas nager (Tu l’as avoué toi-même Jho), Le bongo du bon gars de Gabon, A St. Germain, Les pêcheurs de Port-de-Paix, Adieu sans adieux, Tante Sylvie, Si tu changes d’avis, La première à savoir, Pa sou sa, En plein dans le mille etc.

Autant de tubes qui lui donnent droit à l’affection du public francophone et de ses pairs, mais peu connus au pays. Au music hall français, Archer s’est propulsé dans des shows spectaculaires et ses costumes excentriques qui en firent l’ultime showman. Fort de ses succès, il en profite pour faire un tour au bercail au début des années 1970. Durant sa première performance au Rex Théatre, il s’est assimilé à un fils de l’hexagone en déclarant : « Chez nous en France… », pour filer ensuite à l’anglaise vers d’autres pôles. Eventuellement, il est resté attaché à sa culture, continuant à produire des œuvres de référence locale telle Anita, un succès dense. Nadia, Vodou time, Vodou jazz etc. Se plaçant dans cette lignée dans la genèse du mouvement rasin, en exposant les vibrations ataviques du vodou dans les grands temples exclusifs du monde. Sans oublier des hits comme: Africa et Creuser la terre qui ont été des contributions à la lutte contre l’Apartheid. A ce périple, il visite Haïti pour se ressourcer dans une carrière qui avait commencé à prendre de l’eau. C’est ainsi que dans le show inaugural au Ciné Triomphe, il s’est permis de faire « Baby doc » alors dictateur de l’ile dans la salle, déconner de sa voix nasale le morceau Choucoune.

Eventuellement, sa tournée haïtienne l’a emmené au Stade Sylvio Cator dans un festival à tout casser en compagnie de Jhonny Pacheco, Jhonny Ventura, Les Frères Déjean, Scorpio etc. Il en a profité pour honorer divers artistes avec des distinctions-Cartor, Occide Jeanty etc. Tout en exhortant l’environnement musical à honorer les devanciers tels: Nemours, Sicot, Guillaume et tant d’autres qui ont jalonné la musique haïtienne de leurs œuvres et talent. Cette tournée nationale reste le dernier baroud d’honneur pour Jho au pays. On l’a encore revu de façon sporadique dans quelques shows de la diaspora au début des années 1980 au Brooklyn College sous la commande de Firmin Joseph, avant de disparaitre dans la pénombre. Pourtant, les amants du spectacle évoquaient toujours l’école Jho-Archer dans un domaine où il y avait un manque à gagner  du show ; avec peu de concurrents. A chaque fois qu’on s’attendait à un  « comeback » de Jho, c’était pour se rendre compte qu’il en avait assez de tout pour aller finalement se terrer dans un coin de France. Pour s’enfouir, se faire oublier et cesser d’exister…

Crédit: Ed Rainer Sainvill


lundi 4 avril 2022

Roger Colas, la voix !

 


Au sein de l'orchestre, la vision "hulriquiste" de Septentrional, a toujours barré la route au vedettariat. Fort heureusement d'ailleurs, puisque pareille expérience pourrait, à terme, se révéler nocive à l'épanouissement harmonieux du groupe. Mais, quelle que soit la discipline envisagée (sport, enseignement, politique ou autre), il y a toujours eu et il y aura toujours une figure de proue, un membre de la dite équipe qui se dégagera du lot. L'orchestre Septentrional ne fait pas exception à cette règle; loin s'en faut. Jacques François (TiJak piston) par exemple, a toujours eu un comportement de vedette. Il était un artiste qui possédait, au Cap-Haïtien de l'époque où il était musicien de Septent (1959 à 1969), une voiture et de surcroît, il vivait, vers la fin de son passage dans l'orchestre, à l'hôtel. Jacques Jean, (Tijak alto) en dépit de sa modestie, avait un charisme, qui le plaçait toujours, malgré lui peut-être, à l'avant-plan. Roger Colas, quant à lui, avait toujours un "look" qui valait le coup d'oeil, et était, sans l'ombre d'un doute, le "chanteur-vedette " de Septentrional... L'occasion est trop belle pour résister à la tentation si forte de parler, un peu, de Roger Colas, cette voix qui s'est tue un dimanche matin, le 14 septembre 1986 à 49 ans et 252 jours, laissant chez ses "fans" un arrière-goût de mélodie inachevée. Roger Colas était l'un de ces privilégiés naturels. Prédestiné, dirions-nous, il est né au Cap-Haïtien "le jour des rois", un mercredi, le 6 janvier de l'année 1937. Issu des oeuvres légitimes de Jean-Baptiste Colas et de Virginie Noël, Roger Colas prit naissance au Cap-Haïtien où il fréquenta l'École des Frères de l'Instruction Chrétienne jusqu'au Certificat d'études primaires. Ensuite, il poursuivit, toujours dans sa ville natale, son enseignement secondaire, au Lycée Philippe Guerrier d'abord, jusqu'en classe de Seconde. C'est au sein de cette institution qu'il a appris le solfège et a eu l'occasion de démontrer ses talents d'artiste lors des séances académiques et des surprises-party. Il est important de souligner qu'au Lycée Philippe Guerrier, le solfège et le dessin faisaient partie intégrante du programme académique au même titre que les cours de latin ou de grec, de sciences naturelles, de français ou de mathématique. 


Pour des raisons, mal élucidées jusqu'à ce jour, Roger Colas quitta le Lycée au milieu de l'année 1953 et va terminer la classe de seconde au collège privé "Oswald Durand du Cap-Haïtien"; l'année suivante il se rendit à la capitale pour compléter sa scolarité au Lycée Pétion. Son émigration à Port-au-Prince n'était, en fait, qu'un prétexte qui lui permit de vivre, comme l'auteur du "Petit Prince" l'avait fait avant lui, sa première passion: l'aviation. C'est ainsi qu'il abandonna la classe de rhétorique, au cours du second trimestre de l'année académique 1953/1954, pour se retrouver au camp d'aviation militaire où il passa dix-huit mois, comme enrôlé, de mars 1954 à août 1955. C'est à cette époque que Colas fit la connaissance de Port-au-Prince avec tout ce que cela comporte de "sous-entendus" pour un "petit provincial" libéré du joug parental et des contraintes sociales de son alma mater. Comme il connaissait les accords de base à la guitare et qu'il a toujours été un passionné de la langue de Cervantes, il a pu transférer, facilement, à Port-au-Prince la pratique des sérénades. Sa technique vocale en pareilles circonstances, a étonné plus d'un. Donc, Roger Colas, à 17 ans, est affecté au camp d'aviation militaire de Port-au-Prince, à temps plein; il est aussi, à ses heures, artiste-peintre, tailleur et chanteur en devenir. Ce cheminement nous conduit, ainsi, à l'été de l'année 1955 au moment où Roger Colas devint un jeune homme de dix-huit ans et demi qui a, derrière lui, une nouvelle expérience de vie et une formation académique valable. Il importe de souligner que dans le milieu des années cinquante, en Haïti, l'enseignement était, de loin, supérieur à celui dispensé, aujourd'hui, tant au niveau de la scolarisation que celui des études artisanales, techniques, supérieures ou universitaires. Profitant d'une période de relâche, dans le courant du mois d'août 1955, Roger Colas rentra au Cap-Haïtien, sa ville natale, et s'inscrivit comme "chanteur-amateur", pour participer au concours radiophonique, "Recherche des Étoiles", organisé et retransmis, en direct, à partir de la salle de projection "Eden Ciné" par la 4VCP, La Voix du Nord. Quand vint son tour, le dimanche 4 septembre, Roger s'accompagne à la guitare dans une chanson ranchéra qu'il interprète avec brio. Non seulement Colas remporta, assez facilement, le concours, mais encore, cette voix a tellement impressionné le maestro Hulric Pierre-Louis, qui venait d'amorcer "La Révolution de 55", qu'il s'enquérit de l'auteur qu'il invita, tout de go, à venir faire un essai, aux côtés de Jacob Germain et de Thomas David, au petit bal traditionnel du dimanche soir à Rumba. Roger Colas accepta, tout aussi naturellement, l'invitation et improvisa, ainsi, sa première soirée avec Septentrional le dimanche 4 septembre 1955. Dès le lendemain, lundi 5 septembre, Roger Colas accompagna l'orchestre comme chanteur stagiaire, à Bord-de-Mer de Limonade, à l'occasion de la Ste Philomène. 


Le glas avait sonné sur sa "carrière paramilitaire" dans l'aviation. Roger venait de découvrir sa vraie vocation, celle de chanteur professionnel. Ce "mariage d'amour" entre Roger Colas et l'orchestre Septentrional va durer, un premier terme de vingt ans, trois mois et quinze jours; de la nuit du dimanche 4 au lundi 5 septembre 1955 à Rumba Night-Club, jusqu'au vendredi 19 décembre 1975, date de son départ pour les États-Unis où il entreprit une carrière-solo. En 1984, il rentre définitivement en Haïti et reprend, tout naturellement, sa place de chanteur de Septentrional jusqu'au dimanche 14 septembre 1986; le destin cruel, ce jour-là nous l'a fatalement ravi, plongeant dans le deuil ses enfants, ses parents, ses proches, ses admirateurs et ses détracteurs. Son émigration aux États-Unis lui a permis de travailler et d'étudier le Nursing-Assistant à l'Université de Miami pour décrocher un diplôme décerné par le personnel administratif du Jackson Memorial Hospital au début des années quatre-vingts. Son premier retour en Haïti le 18 mai 1981 pour parfaire son dossier de résident aux États-Unis, ainsi que son retour définitif en 1984, ont été accueillis avec joie et célébrés dans le faste et l'apothéose par les musiciens et les fanatiques de Septent qui l'ont considéré, tout simplement et tout naturellement, comme le prodige enfant prodigue revenu au bercail. Roger Colas, à côté de son immense talent de chanteur, n'était pas en reste dans le domaine de la composition. De "la première connue, Pasé Cheve" qu'il a créée en 1958, jusqu'à "Oublie-moi", une œuvre posthume que Thomas David a chantée sur le disque "Jani-n" en 1990, Colas s'est toujours distingué tant pour la poésie de ses textes que par l'originalité de ses mélodies. Fè pa m (Kaporal) que le maestro Pierre-Louis a orchestré en 1964, en est une illustration. "Fè pa m", par exemple, est un texte chargé d'images fortes qui raconte l'histoire de deux adolescents surpris en flagrant délit de ... "péché de jeunesse" par un kaporal un peu trop zélé et voyeur au demeurant. Roger Colas, le parolier, a mis en évidence tout son talent d'artiste-poète pour donner la meilleure coloration possible à ce "péché mignon", tout en évitant de choquer les oreilles chastes et les âmes sensibles; exercice de style fort difficile au demeurant. Issa El Saïeh, avec "Piwouli", avait réussi bien longtemps auparavant, un chef-d'œuvre du genre. S'inspirant, par contre, de Fè pam (kaporal), neuf ans plus tard, l'orchestre Tropicana, traitant un sujet identique, "TiZo ak Jaksina", dont il a fait la chanson-vedette de son quatrième album, sorti en 1973, n'a pas donné dans la dentelle, pour avoir trop flirter avec l'obscène. Il y a eu pourtant un "public-preneur" à s'en délecter. Autres temps, autres mœurs ! Autre source d'inspiration, autre œuvre ! Heureusement que le "Fè pa m" de Roger Colas et de Septent, spirituel à souhait, revu et augmenté, à partir de 1965, est resté, pendant plus de vingt cinq ans, le chant qui revenait, annuellement, pour fêter la Noël au Cap-Haïtien. 


Merci Roger, la postérité te le revaudra. Roger Colas a aussi composé, avec l'aide de son mentor d'alors, le maestro Hulric Pierre-Louis qui les a orchestrés, plusieurs boléros, notamment "Vierge des Vierges" et "Rien que toi". L'artiste-chanteur a su ... "trouver des mots d'une grande tendresse qui ont su passer sur Claudie, légers comme un coup d'aile ". Il existe une polémique à propos de l'identité de la "Claudie" qui a inspiré ce poème à Roger. Quoi qu'il advienne, l'heureuse élue s'en était bien attribuée la dédicace. Il y a même gros à parier, qu'à plus d'une quarantaine d'années d'écart, l'attributaire pourrait encore sentir passer sur elle, légers comme un coup d'aile, ces mots d'une grande tendresse de Roger exprimant les maux d'alors qui troublaient son cœur d'artiste. Ce serait un péché par omission de ne pas partager avec nos lecteurs le plus beau poème d'amour que Roger nous ait laissé. Comme il le fera plus tard dans "Face à l'autre" c'est avec la complicité de Tonton Jil au piano acoustique qu'il exprime ses sentiments à l'égard de l'heureuse élue qu'elle trouve, à ses yeux d'artiste tout simplement, "SENSATIONNELLE". C'est, selon nous, le plus bel aveu d'amour, dans toute l'histoire de l'humanité, d'un homme à une femme. Voilà pourquoi, au-delà de la direction musicale vers laquelle «l'Actuel Septentrional» s'achemine, les supporteurs et admirateurs, toujours nostalgiques, de Roger Colas, cet artiste surdoué, ne veulent pas passer sous silence le passage de Colas au sein de la vie musicale universelle en général et au sein de Septentrional en particulier. 


Roger Colas est père de huit enfants. Le benjamin, Roger Colas junior issu des liens de son mariage avec Lucienne St.-Paulin-Colas ("sa raison de vivre" comme il avait coutume de l'appeler") professe, lui aussi, au sein de l'orchestre Septentrional le métier de chanteur depuis le début du mois de janvier de l'année 2000, comme son père l'avait fait pendant vingt-cinq ans. Du père, le fils a hérité du prénom ainsi que des composantes génétiques de la voix. C'est ce qui explique que la trame vocale du fils se rapprochait un moment de plus en plus de celle du père; du moins, le public en avait la perception. Entre l'aîné des enfants de Roger Colas, Grégorov, et le benjamin, Roger junior, se sont succédé, sans tous les nommer Maria Terésa, Luisa Maria, Jocelyne, Fito ... etc. Depuis le jour de son intégration au sein de l'équipe-septent, Roger Colas a toujours su faire palpiter le cœur de ses fans et leur prodiguer la joie de vivre. Pendant toute sa vie d'artiste, sa classe s'est confirmée. De façon originale, il a animé avec une ardeur et un talent inouïs, les heures intimes des soirées de Septent. Il a, tout simplement créé une spécialité dont Septent n'a eu, pour essayer de soutenir la concurrence que le Jazz des Jeunes en amont, avec Gérard Dupervil jusqu'en 1965, et en aval, les Ambassadeurs avec Essued Fung Cap, Pascal Albert et Marc Yves Volcy. Ces deux groupes musicaux, pourtant, n'ont jamais su égaler Septent dans la réalisation de ces heures intimes inoubliables avec Roger Colas, qui, malgré lui, ou grâce à lui peut-être, aura fait tant de bien à tant de monde. Roger Colas n'était donc pas un simple exécutant à qui le ciel avait fait don d'une belle voix, (en avait-il une ?), et qui avait la chance d'être accompagné, pendant un quart de siècle environ, par un grand orchestre. Roger était, avant tout, un artiste mais surtout un créateur dont le talent s'appréciait sous deux aspects particuliers : premier aspect : l'authenticité (l'inspiration), Quand une nouvelle chanson est proposée à Roger Colas, notamment l'interprétation d'une pièce d'une formation musicale autre que Septentrional (étrangère ou haïtienne), on dirait, en comparant la pièce originale avec la "version-Colas", que Roger, au préalable, a mastiqué, avalé puis digéré la partition originale afin d'en être bien imprégné pour mieux, après, pouvoir nous la rendre. Strangers in the night, Madame, Ste Totoche, et plus tard, Ala traka~twa bébé et l'adaptation des chansons d'Agustin Lara en sont des exemples édifiants. deuxième aspect : le travail assidu (la transpiration) Roger Colas ne se contentait pas de créer dans ses interprétations; il était aussi un compositeur bien inspiré et surtout un excellent parolier. C'est d'ailleurs pour cela, qu'à chaque fois qu'il nous offrait une de ces créations, il y avait toujours un «je ne sais quoi» qui fait que l'on reconnaissait, quelque part, la touche du génie.


 Au gré du souvenir, sans aucune prétention d'exhaustivité, énumérons quelques-unes de ses compositions (prises ici au sens large sans prendre en considération le fait que Roger en soit l'auteur, le coauteur ou l'auteur-compositeur): Pasé cheve, Fè pam(kaporal), Vierge des Vierges, Claudie, Sansasyonèl, Ne pleure pas, San médam yo, Rien que toi, Poukisa (janjan), Face à l'autre, Èrzuli, Romance à Maria, La Fanmiy, Sa ou té kwè ou té fè, Fierté, Oublie-moi, Ayibobo, et ... pour la fine bouche ... Esperame (solèy té fi n kouché ou pa bliyé) de concert avec Max Piquion. Si une belle voix est un don gratuit du ciel, devenir virtuose est le résultat d'un travail assidu, de la volonté, de la détermination et du professionnalisme. L'on ne devient pas Mozart, Beethoven ou Bach, Louis Armstrong, Charlie Parker ou Miles Davis - Duke Ellington, Count Basie ou Benny Goodman - Perez Prado, Bény More ou Tito Puente – James Brown, Michael Jackson ou Madona - Lumane Casimir, Cyriaque Achille Paris ou Anilus Cadet - Antalcidas O. Murat, Gérard Dupervil, Alfred "Frédo" Moïse, Gesner Henry, Ansy Dérose, Guy Durosier ou ... Roger Colas ... par hasard.


 L'inspiration, c'est-à-dire le talent pur, ne compte que pour 35% ; tout le reste est de la transpiration, c'est-à-dire, du travail assidu. Cette formule lapidaire illustre, pourtant, à 100%, le phénomène Roger Colas, qui pendant les trente et une dernières années de sa vie, passait le plus clair de son temps à pratiquer son instrument, c'est-à-dire, LA VOIX. Un Capois croisait Roger Colas en ville le matin, un peu avant huit heures, dans deux circonstances: soit qu'il se rendait à la gare routière de la "Barrière Bouteille" pour partir en tournée avec Septent, soit qu'il regagnait ses pénates après une troisième ou même une quatrième mi-temps d'un match opposant "Épicure" à "Bacchus". Il y a même des "mauvaises langues" pour parler de "nuit prolongée " un tout petit peu trop arrosée. Mais, dans tous les autres cas, entre huit et onze heures, Roger Colas était chez lui, plus exactement, chez sa mère Ninie, (comme les Capois appelaient, affectueusement, sa maman) à la Petite Guinée, et pratiquait le chant. Roger, vedette malgré lui, chantait n'importe quoi, du plus banal au plus sophistiqué. Colas chantait Agustin Lara, Franck Sinatra, Barbarito Diez, Roberto Ledesma, Guillermo Portabales, Abelardo Barroso, Daniel Santos, Bienvenido Granda et surtout son idole, Lucho Gatica; ou il faisait des vocalises sur des enregistrements de Ella Fritzgérald ou de Mahalia Jackson ou encore, il faisait tout simplement des ajustements sur la dernière création qu'il était en train de mettre au point avec Septentrional. 


La musique populaire de danse était sa passion. Et il est reconnu et admis que sa voix a servi de prétexte à bon nombre de liaisons le jour où, enfin, deux aspirants amoureux se retrouvent sur la piste au moment où l'artiste anime ses traditionnelles heures intimes, avec l'orchestre Septentrional, évidemment. Roger Colas ne ratait la moindre occasion d'affirmer ou de défendre son identité capoise. Il en était fier. Il alla jusqu'à dire, le samedi 4 juillet 1981, lors de la Soirée des Retrouvailles, au Cap-Haïtien, avec Septentrional, après plus de cinq ans d'absence, au Feu-Vert Night-Club: Haïti, c'est le Cap pour moi. Son appartenance à l'orchestre Septentrional ne constituait, pourtant, pas une relation exclusive. Loin s'en faut. Il suffisait pour Colas, d'être présent, n'importe où un groupe musical, allié ou en compétition avec Septent, évoluait, pour qu'il s'introduisît, s'il en avait envie et que le feeling l'invitait à le faire, dans le carré de l'orchestre et se mettre à chanter. Il a maintes fois répété ce geste; que ce soit avec le Jazz des Jeunes, avec l'orchestre Anacaona du maestro Camille Jean, avec les Sambas ou les Universels du Feu-Vert, avec les Diables Bleus du Cap, avec les Ensembles de Nemours Jean-Baptiste ou de Wébert Sicot, avec Les Frères Déjean ou, de manière mémorable, avec les Ambas-sadeurs de Port-au-Prince dans l'interprétation de Noche de Ronda, de Nostalgie et surtout de Desesperadamente et même avec l'orchestre Tropicana, pourtant compétiteur avoué de Septentrional. Nous ne saurions occulter, dans le cadre de cette approche, la caractéristique principale de Roger Colas: sa diction légendaire. Dans ce cas précis, il est le meilleur de tous les chanteurs haïtiens, quelle que soit l'époque considérée. Qu'il chante Vanité, Rupture, Claudie, Mai, Noël des copains ou Noël au Cap-Haïtien, Dis-moi, Louise-Marie, Ironie, l'Invariable, Blasphème, Rien que toi, Gisèle, C'est bon l'amour, Frédelyne ou Marie-Lourdes en français ou qu'il chante, en créole Remords, N ap réziyé-n, nou péri, Manman mwen, Tendresse, Nous deux, Èrzuli, Sa ou té kwè ou té fè, Tèt a tèt, Tifi ya, Nounou-n, Yaya, Maryana, Rozali, Toto ou Prézidan Avi, Roger Colas domine "la gent des chanteurs haïtiens", de la tête et des épaules, en ce qui a trait à la pose de la voix dans l'articulation d'un texte d'une chanson. 


La destinée de l'homme, c'est la vie qui est, par définition une maladie mortelle. Du fait même qu'il naisse, l'homme entame le processus inéluctable qui aboutit à la mort : Naître. Grandir. Vivre.... Chanter ... Vieillir et Mourir. Le docteur Philippe D. Charles opinait : «Une sombre nuit du samedi 13 au dimanche 14 septembre 1986, ce tyran qui n'épargne personne emporta Roger de manière tragique, plongeant dans la mélancolie et l'amertume, toutes générations confondues, sympa-thisants ou non, haïtiens et étrangers vivant tant en Haïti qu'à l'extérieur d'Haïti. Nous ne pourrons, malheureusement, jamais nous dresser contre ce processus qui constitue la loi naturelle selon laquelle, naître suppose mourir et que la vie engendre inéluctablement la mort, malgré la thèse consolatrice que la mort pourrait bien engendrer une nouvelle vie.» Si nous nous référons à cette démarche consolatrice du docteur D. Charles, ce que nous prenons pour le terme ne constituerait qu'un commencement. 


Mais, ce serait, franchement, trop beau pour être vrai. Et c'est d'ailleurs pour cela, qu'en ce qui nous concerne, nous ne pouvons que garder à l'esprit, mais à l'esprit seulement, que Roger est bien présent parmi nous, par ses œuvres qui demeureront, elles, toujours vivantes. Toute autre approche est téméraire, chimérique, voire inutilement frustrante. À l'aube du dimanche 14 Septembre 1986, UNE VOIX S'EST TUE, DÉFINITIVEMENT. Il n'y a qu'un Roger Colas; il n'y en a eu qu'un seul, et il n'en aura jamais plus. Il n'y a pas de substitut à Roger Colas.


 Crédit: Wilfrid "Tony" Hyppolite