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Serge Rosenthal |
Serge Rosenthal est un spécialiste du compas direct, musicien, compositeur, arrangeur, maestro des Shleu Shleu et des Zotobrés, ancien disquaire et producteur des labels Haïti Records et Editions R, producteur de spectacles.
Le maestro du premier mini jazz haïtien professionnel, les Shleu Shleu. Guitariste, disquaire, musicien et compositeur, Serge Rosenthal nous fait l'historique du rythme légué par Nemours Jean-Baptiste. Compas Direct, héritage sacré de Nemours Jean-Baptiste, monument de la musique haïtienne, l’architecte du rythme le plus populaire d’Haïti. LA PÉRIODE PRÉ-COMPAS DIRECT Il est 11 h 30 du matin à La Belle Créole. Ducarmel Choupite Deverson, beau-frère de Julien Paul et dont la femme est caissière à ce magasin réputé, cause avec Issa el Saieh et Napoléon Prado, frère aîné de Perez Prado. Arrive Nemours Jean-Baptiste, qui, à l’époque, se trouvait au creux de la vague. Il vient offrir ses services à Issa. Ce dernier lui répond qu’il n’a pas de place pour le banjo dans son groupe musical. Nemours lui rétorque aussitôt : « Mwen jwe saksofòn kounye a ». Prestement, Issa remet les clefs de sa voiture à un employé et lui demande de lui rapporter son saxophone. Issa tend l’instrument à Nemours, qui se met à jouer. Issa l’écoute avec attention et lui dit : « Nemours, ou kapab gen pwòp djaz ou. Fè djaz pa w, m ap ede w ! » La saga du compas direct allait commencer. Jean Lumarque organisait des kermesses avec l’Orchestre Panamerican, durant les vacances d’été à Kenscoff. Nemours Jean-Baptiste en faisait partie. Le succès du groupe déborda les frontières de Kenscoff. L’Orchestre Panamerican devint Conjunto International. Jean Lumarque décida alors d’ouvrir « Aux Calebasses » à Carrefour. En 1955, Nemours Jean-Baptiste était maestro de l’Orchestre Aux Calebasses. Ce groupe musical drainait des foules enthousiastes.
Cet engouement pour le répertoire de l’Orchestre Aux Calebasses n’était nullement le fruit du hasard. Nemours était en quête et expérimentait les rythmes qui lui plaisaient. Il allait dans les péristyles pour s’imprégner des rythmes vaudou, écoutait les troubadours « grenn siwèl », passait des nuits à auditionner la musique cubaine, pratiquait le mascaron, le rabordaille, la méringue lente, la contredanse, le boléro, le tcha tcha tcha, le son montuno, etc. C’était l’époque de « Chaise », « Padon kaporal», « Apa li papa », « Ti Yaya », « Toto », « Machann Kalbass», « Dlo », « Lan Trou Panno», « Lenglensou », etc. Il développa une expertise dans l’harmonie simple, avec en support l’accordéon jouant des mélodies superposées. Nemours chercha et trouva un timbre nouveau par le biais de l’inversion et de la transposition. Son choix essentiel reposait sur le recrutement de musiciens très rythmés tels que son frère Monfort Jean-Baptiste (contrebasse), Kreutzer Duroseau (tambour), Richard Duroseau (accordéon), Julien Paul (chant et grage), Franck Brignolle (saxophone), Walter Thadal (trompette). Son orchestre bouillonnait de rythme. Pour y arriver, Nemours choisit de ne pas intégrer dans son groupe des musiciens talentueux mais dont il ne pouvait pas s’assurer d’une collaboration allant dans le sens de ses choix. Il écarta, sans états d’âme, aussi bien Wébert Sicot que Gérard Dupervil et Mozart Duroseau. Sa quête primait sur tout. Le public, conquis par les compositions de l’orchestre, baptisa leur inspiration « Rythme Aux Calebasses ». Ce fut leur première consécration. Nemours n’en resta pas là. Il avait trouvé le timbre qu’il lui fallait, ainsi que la vitesse et la résonance adéquates. Les vibrations émises par son orchestre étaient absorbées par un public qui se pressait nombreux Aux Calebasses. Le public assoiffé ne quittait pas la piste de danse, dans l’attente de la prochaine composition. Les couples étroitement enlacés se laissaient fondre dans la pénombre complice de la piste de danse. Nemours observa le plaisir de ses danseurs et sut qu’il allait dans la bonne direction. Il choisit de réduire l’importance de la basse au bénéfice du tambour, qui allait devenir l’instrument primordial de sa ligne rythmique. Pour faire danser son public, il n’utilisait que le tambour et le grage comme banc rythmique. À cette époque, certains instruments étaient manquants. Il fallut attendre 1960 pour que Nemours complétât son orchestre. L’Ensemble Aux Calebasses, sous la houlette avisée de Nemours Jean-Baptiste, composait des chansons sur les rythmes ibo, Grenn Mondong, Bannann Pouyak, contredanse, méringue lente, boléro, etc. Cependant, sa manière d’interpréter avec ses syncopes, et son contrôle des deux temps et contretemps, l’orientait de plus en plus vers son Compas Direct.
NOUVEL APPORT
Avec Nemours Jean-Baptiste, tous les rythmes devenaient dansables. Sa formule de l’équilibre des sons graves et aigus, embryonnaire avec six instruments, associée à sa technique d’inversion des saxophones et au jeu de l’accordéon de Richard Duroseau (superposition suivie du solo-mélodie-groove), allait révolutionner la musique de danse haïtienne. Le jeu de Richard Duroseau n’était nullement improvisé. Richard interprétait une mélodie-solo pour chacune des chansons. Encore aujourd’hui, Richard reproduit fidèlement le solo conçu par lui, pour chacune des chansons, avec son introduction, son développement, ses ritournelles, ses progressions ou régressions aux notes dissonantes et son coda. Le tout consciemment interprété dans le style « grenn siwèl ». Nemours Jean-Baptiste ne s’est jamais éloigné du « grenn siwèl » troubadour et des bandes à pied. En juillet 2000, Julien Paul et Richard Duroseau, tous deux invités par moi à célébrer les 45 ans du compas direct au Ritz Kinam, me confirmèrent que Nemours Jean-Baptiste leur répétait sans cesse : « Konpa dirèk la se yon grenn siwèl... » À partir de « Tchoul No.3 » et « République en action », Nemours entre de plain-pied dans le compas direct.
LA PÉRIODE COMPAS DIRECT
L’année 1960 vit arriver des instruments nouveaux comme la guitare, le tanm tanm, le tchatcha, les timbalès, les cloches, les cymbales, le gong. Ces ajouts renforcèrent la structure musicale de l’orchestre.
LA FORMULE DU 5-3 LE TAMBOUR COMPAS
Nemours établit l’équilibre de sa formule. Il encadra la basse (à deux temps), de deux instruments à contre-temps : le tambour et le tanm tanm. C’est la formule dite du « 5-3 », soit cinq frappements du tambour suivis d’un frappement du tanm tanm, intercalé entre deux frappements de la basse. Le tambour restant toujours le cœur de la section rythmique, son poto mitan. Dans la gamme des tambours LP, Nemours choisit le tumba qui est le tambour le plus grave, appelé chez nous tambour compas, plus proche de notre Manman tanbou.
L’EQUILIBRE DES SONS
À l’aigu, la même formule fut appliquée, soit le grage (deux temps) balancé par deux instruments à contretemps : le tchatcha et les cloches. À tout moment, l’équilibre des sons fut maintenu. Pour chaque frappement à deux temps graves, le frappement simultané à deux temps aigus était impératif. Le concepteur du compas direct ne dérogea jamais à cette règle. Avec l’ajout de la guitare, Nemours introduisit la transposition. Ce choix était certainement motivé par une recherche d’un timbre particulier. En effet, la transposition adoucit le son de la guitare qui est jouée avec les doigts. En dépit de l’amplification de la basse, Nemours garda l’inversion au niveau rythmique, afin que le tambour continuât à primer. Ce qu’il est essentiel de retenir est que le compas direct est un rythme à deux temps encadré par des jeux à contretemps, avec des combinaisons d’inversion et de transposition. Dans un équilibre de sons graves et aigus, le compas direct atteint la fréquence vibratoire tant souhaitée par les danseurs. Il est à la fois doux et dynamique. Chez les musiciens « twoubadou grenn siwèl », le tambour domine le maniboula. Ceci est également vrai dans les bandes à pied : le tambour s’impose sur la petite basse ou tambourin tendu de cuir. Nemours s’accrochera toujours à son timbre rythmique bien particulier. Que ce soit dans la musique vaudou, les grenn siwèl ou les bandes à pied, les cymbales n’existent pas. Avec Nemours Jean-Baptiste, les cymbales étaient utilisées pour marquer un « break », une transition. Les instruments à peau (tambours, petits tambours kata ou timbalès pour les latinos, caisse roulante) offrent beaucoup de possibilités, dont le kata bien connu des batteurs. L’Orchestre de Nemours Jean-Baptiste était maintenant au complet.
LE COMPAS DIRECT: MUSIQUE DE DANSE
Au cours de ma carrière de musicien, compositeur et arrangeur, je compris, dès le départ, qu’avec le compas direct, le jeu des deux temps et des contretemps invitait fortement à la danse et semblait déclencher la gestuelle des hanches, comme une réplique du rapport le plus intime entre deux corps. Le frappement du tanm tanm ponctuait le mouvement des hanches. Le succès d’une chanson compas réside dans la tonalité, les modulations, les riffs, le refrain et surtout le point culminant. Le dialogue qui s’établit entre les instruments rythmiques, harmoniques et mélodiques, concourt à ce point culminant. À ce moment, les riffs improvisés, au niveau harmonique, sont les bienvenus pour « créer de l’ambiance ». Le point culminant débouche sur une symbiose du tempo avec les syncopes, les breaks, les chœurs. C’est de là que vient l’expression « djaz la dous ». Le point culminant correspond à une joie si intense des danseurs, qu’ils semblent baigner dans l’extase et la volupté. Les yeux bien clos, les danseurs balancent la tête d’une épaule à l’autre, penchent la tête en avant, puis la rejettent vers l’arrière. Ils tendent les bras vers le ciel ou serrent encore plus fort leur partenaire contre leur corps.
LA PERIODE DES MINI JAZZ
Je dois tout d’abord avouer que l’appellation « Mini Jazz » fut donnée aux Shleu Shleu par Nemours Jean-Baptiste lui-même. En effet, le 30 décembre 1965, après notre première prestation à Cabane Choucoune, au temps de pause de l’Orchestre de Nemours Jean-Baptiste, le maestro félicita Dada Jacaman en ces termes : « Dada, djaz sa a pwomèt wi, sa se yon mini djaz. » L’expression continua d’identifier toutes les formations musicales qui parurent après les Shleu Shleu. Les Shleu Shleu, au niveau harmonique, remplaçèrent la ligne des vents de Nemours par les deux guitares, solo et accompagnement, tout en respectant les formules de transposition et d’inversion des cordes. Ce choix fut motivé par une volonté d’originalité et la nécessité de se produire dans les salons des maisons privées, n’ayant nullement les dimensions d’un night-club. Nous nous sommes astreints, le plus possible, à respecter le timbre propre au compas direct, tout en y apportant du neuf, avec le jeu des deux guitares et le fameux « bouyon Shleu Shleu », aux notes dissonantes. Au niveau de la guitare solo, toute une série d’astuces techniques nous permit de nous distinguer des autres groupes musicaux. D’abord, mes cordes n’étaient pas celles d’une guitare ordinaire. Les cordes que j’achetais en Haïti ne me satisfaisaient pas entièrement. Je dus attendre l’été 1970, aux États-Unis, pour enfin trouver la dimension qui répondait le mieux à ma quête. C’était des cordes utilisées par des guitaristes de jazz. Dès 1966, j’introduisis, et je crois être encore le seul à l'avoir fait, mon jeu de cordes libres (à vide) appelées « grap kòd » à effet dissonant. Aussitôt libérées, je bloquais ces mêmes cordes avec la paume de ma main, dans un tempo rapide, afin de reproduire le son de nos fameuses vaccines rara. Dix-neuf ans plus tard, soit en 1985, je retrouvai dans un ouvrage sur la guitare brésilienne, paru fin 1984, la même astuce baptisée « basses étouffées ». Au niveau mélodique, l’accordéon fut remplacé par le saxophone alto. Thony Moïse, qui inversa son sax, créa des solo-mélodies à l’instar de Richard Duroseau. Alors qu’avec Nemours Jean-Baptiste, l’accordéon jouait à l’unisson avec la guitare, je décidai, pour les Shleu Shleu, de marier le saxophone en premier et la guitare en tierce. Francky Jean-Baptiste, au niveau rythmique, introduisit les cymbales à coulisses ou Hyatt pour obtenir les deux temps à l’aigu. Le Tabou Combo, les Difficiles et les Gypsies ont préféré faire le choix du tambourin, remplissant la même fonction que les cymbales à coulisses, mais qu’ils vont malheureusement laisser tomber, perdant ainsi leur équilibre à l’aigu. Il faut signaler l’introduction, dans le compas des années 70, des merveilleuses modulations maîtrisées par le Tabou Combo, suivi par le Bossa Combo, les Frères Déjean et Accolade de New York.
LES ORIENTATIONS DU COMPAS DIRECT Vint alors le moment où le compas prit deux orientations différentes. Les Shleu Shleu choisirent le compas originel, qui allait se jouer avec Les Difficiles, les Gypsies, les Fantaisistes, les Ambassadeurs, le Bossa Combo, les Frères Déjean, le System Band, le Skah Shah, etc. Le Tabou Combo s’orienta vers une couleur anglo-saxonne en y introduisant le kick. Le Tabou accéléra sa musique et prit le chemin d’un orchestre de spectacles. Le Tabou réussit son pari et s’imposa sur les scènes locales et étrangères. LES QUATRE STYLES DU COMPAS DIRECT 5-3 1.- Le Compas Direct standard de Nemours Jean-Baptiste ("Tchoul No 3") ; 2.- Le Compas Ambiance ("Ti Manman Carole", "Dans la Vie", "Permanente") ; 3.- Le Compas Piqué Devant des Shleu Shleu ("Devinez", "4 Saisons", "8e Sacrement", "Men Polo"…) ; 4.- Le Compas Love, entre le boléro et le compas, maîtrisé par Nu-Look, Harmonik, Klass, etc.
LES QUATRE GENRES DE COMPAS DIRECT
Il existe, pour moi, quatre différents genres de compas direct : 1.- Le Compas 1-2 (réf : « Pasa parèt la » de Nemours), qui ne se joue que sur un seul accord, comme dans la musique rara « grenn zaboka » ; 2.- Le Compas 2-2, compas traditionnel, (réf : « Ti Manman Carole » de Nemours, « Caroline » des Shleu Shleu…) ; 3.- Le Compas 3-2 (réf : « Resquilleur » de Nemours, qui se joue sur un tempo latino ; 4.- Le Compas 4-2 (réf : « Vive Compas » de Nemours), qui se joue avec quatre frappements sur chaque accord. Je classe à part les dérivés du compas, musiques à deux temps mais dont la structure rythmique est différente (compas mamba, compas hounsi, compas boule de feu, compas cœur calme, compas machiavel, compas tching tching, compas matinette…) LE SOLO-MÉLODIE EN COMPAS DIRECT Le solo-mélodie mentionné plus haut revêt une grande importance dans le compas direct. Chez Nemours, ce rôle était dévolu à Richard Duroseau. Au sein des Shleu Shleu, ce fut le travail de Thony Moïse puis de Loubert Chancy. Il fait appel à la sensibilité du musicien et à sa mémoire musicale. Ce solo-mélodie est constitué d’une succession de deux ou trois courtes phrases musicales reprises à deux ou trois reprises. Le fait d’être un virtuose ou un grand instrumentiste sachant lire et écrire les partitions musicales ne donne absolument pas l’accès à une telle créativité. Tout se passe à l’intérieur du musicien qui doit puiser en lui seul son inspiration afin d’en transmettre la flamme à son public. LA SONORISATION Cabane Choucoune, que j’appelais le Temple du compas, était le night-club le plus convoité autant par les grandes formations que par les mini jazz. Dans cette enceinte mythique, le public semblait davantage en communion avec les orchestres. Les rires fusaient de partout et l’on conversait, chantait ou dansait dans une atmosphère de parfaite harmonie. Nul besoin de vociférer ou de se taire en raison du nombre de décibels qui se déversaient du podium. Dans mon expérience avec les Shleu Shleu, Cabane Choucoune représentait le meilleur espace pour jouer, non seulement en raison de son emplacement, mais surtout à cause du système de sonorisation propre du célèbre night-club. En effet, aux cours des nombreuses soirées dansantes qui y furent tenues, nous avions constaté que l’orchestre offrait une prestation de loin supérieure. À Cabane Choucoune, la toiture en chaume servait de coussin absorbeur. Il n’y avait que deux haut-parleurs fixés à la structure circulaire du dôme, à près de six mètres au-dessus du parquet en bois. Le système d’amplification ne dépassait pas 300 watts pour un auditoire de 1000 personnes. Ces haut-parleurs étaient placés en vis-à-vis et penchés vers le public, de façon à ce que la musique se déversât au milieu de la piste de danse, comme si elle venait du ciel. Le chanteur, la ligne des vents et la partie rythmique étaient amplifiés par ces deux haut-parleurs. L’accordéon, les guitares, la basse étaient pris en charge par des amplificateurs individuels de 100 watts.
À cette époque, la marque la plus utilisée était la Fender. Ce mode d’amplification permettait : a) Aux musiciens de s’entendre jouer et de dialoguer les uns avec les autres, afin d’arriver à ce point culminant dont j’ai fait mention plus haut ; b) De faire ressortir les plus petits instruments tels les tchatcha, les cloches, le grage, le tambourin, etc. c) De mettre le public en harmonie avec l’orchestre, en raison de la douceur des sons. Il n’existait pas cette barrière de décibels, qui est la règle de nos jours. Très souvent, après une soirée, des danseurs enchantés venaient me livrer leurs impressions, et celle qui revenait souvent était celle-ci : « Ala djaz dous, mwen te antre andedan òkès la. » J’ai eu le plaisir de débattre de la question avec M. Dudchun Romain, spécialiste en amplification, qui m’a expliqué que le système de Cabane Choucoune répondait aux spécifications du Flying System (Le Villate l’utilise), qui sied parfaitement aux espaces fermés. Alors que de nos jours, les orchestres utilisent le Monitoring System, avec les grands haut-parleurs, pareils à de grosses armoires, d’une puissance de deux à trois mille watts. Actuellement, le mode d’amplification utilisé agresse les danseurs en raison du déversement de trop de décibels au niveau même des oreilles des danseurs, les haut-parleurs étant placés à côté des musiciens et orientés vers la piste de danse. J’ai eu maints dialogues avec des musiciens au sujet de cette déferlante de décibels et leur réponse était toujours celle-ci : « Non monchè, ti bagay sa yo pa alamòd ankò ; se sa ki pou fè djaz la èvi (heavy) ». Pourtant, lors du passage de Celia Cruz en Haïti, en 1984, son manager, après la prestation du DP Express au Djoumbala, décida que Celia ne chanterait pas sur le système de sonorisation du groupe local. Il vint s’enquérir auprès de Jean-Claude Abraham sur le fonctionnement du système dont les haut-parleurs étaient déjà installés au plafond du night-club. Le système du Djoumbala était similaire à celui de Cabane Choucoune. Il hocha la tête avec satisfaction et donna au public enchanté une démonstration d’un jeu parfait, d’un orchestre « heavy » et agréable à entendre et à danser. Quand le DP Express remonta sur la scène, le public plia bagage et il ne resta plus qu’une poignée de danseurs.
L’AVENIR DU COMPAS DIRECT De nos jours, de plus en plus de voix s’élèvent pour exprimer leurs inquiétudes quant à l’avenir du compas direct. Moi, je ne suis pas pessimiste. Des corrections doivent être apportées pour donner au compas sa place et sa dimension. Nous devons nous asseoir pour définir et adopter la formule du compas direct et faire homologuer notre rythme. Le compas direct est avant tout une musique de danse. Une musique de danse s’adresse essentiellement à des couples de danseurs. Dans le passé, les orchestres avaient su fidéliser une importante clientèle. Les soirées dansantes étaient organisées pour les danseurs. Le public y était vraiment roi. De nos jours, hormis quelques groupes tels le Tropicana, Septen, Jukan’n, PNP, etc., la plupart des soirées sont des concerts qui mettent en arrière-plan le public et transforment les musiciens en superstars. Aux abords des podiums et même sur les pistes de danse, les gens s’agglutinent non plus pour danser, mais pour regarder les musiciens qui commandent les « de men anlè ». Il est certain que les spectacles, que nous appelions festivals, avaient et ont encore toute leur importance. Nemours autant que les Shleu Shleu, le Tabou, les Gypsies, les Fantaisistes etc. en organisaient. Cependant, un concert n’est pas un bal. Le répertoire d’un concert est interprété de manière particulière : c’est un spectacle audiovisuel, avec jeux de scène et chorégraphies et dont l’ambiance doit être électrisée au maximum. Un concert se tient dans un auditorium, un théâtre ou tout autre lieu convenant à ce type d’événement. Un bal se joue dans la pénombre et s’adresse à des personnes en quête de plaisir mêlé d’intimité et de convivialité. Aujourd’hui, dans les soirées-concerts-festivals, les chaises et tables sont des denrées rares ; et quand des couples se décident à braver la cohue, ils sont bousculés et coincés. La danse est devenue secondaire et pénible. Résultat : la clientèle trentenaire et plus s’inscrit aux abonnés absents. Entre un orchestre et son public, la relation doit être construite sur la Confiance, le Respect mutuel et la Recherche. La Confiance : Le public doit pouvoir compter, à tout moment, sur le professionnalisme des musiciens. Les programmes de bal doivent être conçus pour permettre au public de danser sur un répertoire varié. Jouer du compas, du début à la fin, lasse l’auditoire.
Il est impératif de réintroduire la méringue lente, le boléro, notre biguine, les rythmes vaudou… Une des dérives que j’ai constatées est la durée insupportable des chansons. La mauvaise habitude d’allonger, sans raison, les chansons réduit l’éventail offert au public en cinq heures de bal. Nemours Jean-Baptiste avait un répertoire de 300 chansons, Shleu Shleu en comptait 120 (éditées et non éditées). Une musique de danse devrait avoir la même durée que celle gravée sur un CD ou tout au plus être rallongée d’une minute ou deux. Au-delà de cinq minutes, les danseurs se lassent et commencent à quitter la piste. Le Respect : Tout événement musical commençait et se terminait par un « Thème ou Indicatif Musical ». C’était la première marque de respect vis-à-vis du public. À son tour, le public y répondait par des applaudissements, des sifflements et des cris de joie. Les salles de bal ne doivent pas se transformer en salles d’attente. L’horaire des soirées doit être scrupuleusement respecté et l’orchestre, au complet, présent pour faire danser son public aux heures promises. Il est inconcevable qu’un public portant des vêtements de soirée trouve en face de lui des musiciens en jeans, T-shirts, tennis, casquettes, etc. Beaucoup se plaignent également du fait que nos orchestres commencent leurs bals avec des retards frisant l’indécence. La relation orchestre-public se construit sur des années et demeure à tout moment fragile. En effet, il suffit souvent d’une seule soirée gâchée (retard, tenue inconvenante, incapacité de se trouver une table et des chaises…) pour que le public boude plusieurs autres soirées de cet orchestre. De même, l’orchestre doit protéger son public contre les agressions verbales ou physiques et contre les accrocs au code vestimentaire. Il faut avoir le courage de ne pas accepter un client en jeans quand le public masculin est en complet veston, et de faire partir et de rembourser un client tapageur et agressif. La Recherche : Le musicien a pour devoir d’effectuer constamment des recherches afin d’améliorer et d’enrichir son inspiration et son jeu. Issa El Saïeh, Le Jazz des Jeunes, Nemours Jean-Baptiste, de même que Les Shleu Shleu, etc. se sont tous astreints à écouter et à se pénétrer autant de la musique vaudou que de celle venant de l’étranger. Il est également conseillé de s’adjoindre les services d’un arrangeur et d’un parolier.
Quand peut-on dire qu’une musique compas est enrichie ? En utilisant plusieurs combinaisons à l’intérieur d’une même chanson. Combiner le compas de type 2-2 avec le 4-2 ou le 3-2 avec le 1-2 et vice versa. En se servant également des modulations, des régressions et des progressions, en passant d’un ton majeur à un ton mineur ou en faisant des changements de tonalité. Préparer les « groove » avec plus de deux accords (les Shleu Shleu allaient jusqu’à quatre) : les « groove » de deux accords sont monotones. Une transition avec un rythme vaudou placée avant le « groove » donne une couleur extraordinaire à la chanson. On peut également faire le choix d’un jeu de quatre à cinq accords, comme un petit voyage, toujours avant d’entamer le « groove ». J’ai fait un constat concernant les tambourineurs. De Raymond Baillergeau (Ti Roro) à Napoléon Adam et Kreutzer Duroseau (Nemours), en passant par Clovis Saint-Louis et Gérald Chéry (Shleu Shleu), Paul Edmée (Les Difficiles de P.V.), puis Martial Bigot (System Band), le tambourineur est un musicien exubérant, un boute-en-train sur les épaules duquel repose l’orchestre. Sa frappe doit être puissante afin d’émettre un son percutant. Pour Clovis Saint-Louis, le tambour est « la voix de l’Haïtien, le channel lui permettant d’exprimer ses sentiments, son état d’âme ». Pour transcender, le tambourineur fait des incursions, au niveau du « groove », par des roulements, des plaintes « siyad » (en y glissant ses doigts), des frappements « plaqués », des frappements 6-2, des blocages par le coude, etc. Le tambourineur fait aussi des citations vaudou du type ibo, pétro, congo, rabordaille… pour arriver à une symbiose de la ligne des peaux qui rejoint les ritournelles, les riffs et les chœurs. À ce stade, le compas direct éclate. C’est le Point Culminant. Je suggère aux jeunes musiciens, surtout ceux qui sont en position de leaders, d’écouter le travail des aînés afin de tirer partie de l’expérience musicale de leurs prédécesseurs. La Planification Il serait souhaitable que les orchestres mettent sur pied un agenda annuel dans lequel sont prévus : a.- Le nombre de compositions nouvelles pour l’année avec différents types et différents genres de compas et d’autres rythmes haïtiens. Il est nécessaire d’introduire la diversité dans l’inspiration des musiciens, et cela pour chaque sortie de CD. b.- Organiser une ou deux soirées de gala, avec thème, afin de rehausser le prestige du groupe ; c.- Organiser au moins un ou deux concerts afin d’atteindre un auditoire plus large ; d.- Se rendre accessible aux jeunes par des tarifs spéciaux pour l’organisation de festivals, kermesses ou bals par les écoles, universités, etc. C’est l’un des meilleurs moyens pour s’attirer une clientèle en devenir.
L’ORGANISATION
Je ne suis pas pessimiste en ce qui concerne l’avenir du compas. La clef de la réussite est L’ORGANISATION de la Musique Haïtienne. Notre musique, notre carnaval sont des richesses à prendre en main et à gérer dans une perspective de long terme. Faute d’organisation, on n’en peut tirer profit. Le Tropicana, à lui seul, a monté une ENTITÉ MUSICALE ORGANISÉE, avec une unité de pensée autour d’une grande organisation. Nous sommes le pays le plus riche en rythmes. Nous en avons plus d’une trentaine. Depuis plus de soixante ans, le compas a été et est encore un grand ambassadeur pour Haïti et sa culture. Nous devons encadrer nos musiciens, les former, les stimuler et les protéger afin que la musique haïtienne prenne toute sa dimension. Comme toute œuvre artistique, le compas direct fait partie intégrante de notre culture, et à ce titre, il mérite notre attention la plus soutenue. Longtemps considéré comme un rythme bas de gamme, le compas direct a été malmené par ceux-là même qui avaient pour mission de le protéger. Le temps est venu de suivre la norme internationale. Le compas direct originel doit être homologué de même que les autres rythmes haïtiens et leur reconnaissance obtenue, entre autres, par des instances comme le Conseil International de la Musique, le Conseil International de la Danse, tous deux fondés par l’Unesco, etc. J’entends souvent dire qu’il faut améliorer le compas. Je ne comprends pas le terme « améliorer ». S’agit-il de la formule du compas ? La valse, le tango, le reggae, la bachata, la cumbia, la salsa, la bossa nova, etc. se jouent et se dansent selon leurs formules ORIGINELLES propres. Personne n’oserait demander de les « améliorer ». Je préfère le terme « APPORT », qui laisse libre cours à l’inspiration et à la sensibilité des musiciens,
TOUT EN RESPECTANT LA STRUCTURE FONDAMENTALE DU RYTHME.
Juan Luis Guerra a interprété « Rythme Commercial » de Nemours et y a introduit une petite transition modulée propre à lui. Guerra a respecté, dans son intégralité, la formule de Nemours, et ce, jusque dans le solo-mélodie de l’accordéon. Le compas direct originel ainsi que les variantes propres aux mini jazz sont encore des formules à succès. Les jeunes doivent perpétuer cet héritage pour qu’il ne se perde pas. Ces formules, qui ont fait leurs preuves, sont, à mon avis, la source où il faudra puiser pour revivifier le compas qui se joue actuellement. Nous avons donc, aujourd’hui, pour obligation de créer autour de la musique haïtienne toutes les institutions et structures nécessaires à son épanouissement, son enrichissement et sa promotion. Nous avons intérêt à inclure dans le cursus de nos écoles, des cours de musique, non pas, uniquement, la musique dite classique ou savante, mais, d’abord et surtout la Musique Haïtienne. La création de musées de la Musique et du Carnaval, la mise sur pied de syndicats, d’associations, etc. visant à protéger les musiciens professionnels pour qu’ils bénéficient de leurs œuvres et cessent de vivre, de vieillir et de mourir dans la pauvreté et l’oubli. Nemours Jean-Baptiste, Lumane Casimir, Ti Roro, Ti Paris, Ti Manno, etc. (la liste est si longue !), sont tous morts gueux.
ORGANISONS LA MUSIQUE HAÏTIENNE.
L’Organisation nous fera passer de l’état de pauvreté à celui de la Richesse. Richesse humaine, matérielle, artistique, morale, sociale, etc. N.B. : J’ai choisi de garder les appellations créoles de certains instruments et de certaines techniques et effets sonores obtenus par les musiciens.
Crédit: Serge Rosenthal
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